Angelin Preljocaj ou comment faire danser la philosophie

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ENTRETIEN EXCLUSIF – Avec sa dernière création Deleuze / Hendrix, le chorégraphe français, passé maître dans l’art du télescopage, nous convie à une réflexion dansée, une interrogation sur l’existence, l’éternité, le doute… Un cours magistral, couleur de chair sur tableau noir. Jouissif !

Sur le fond de scène du 41e festival Montpellier Danse, qui s’achève demain, deux mots en majuscule tracés à la craie : CHIEN et MOI. Au milieu, un point d’interrogation, un vertige en forme de spirale…. Un danseur au physique de gymnaste monte et descend sur les barres fixes avec une lenteur d’airain. Tous ses muscles et sa cage thoracique se dessinent. C’est une vision qui tient de l’écorché des cours d’anatomie et du bodybuilding. Voilà un danseur, un corps dans toute sa splendeur ! Arrivent sept autres corps dont celui d’une captivante danseuse enceinte. Et puis une voix masculine s’élève sous les étoiles. Elle n’est pas physique, cette voix, plutôt chevrotante même. C’est la voix d’un philosophe, un bel esprit, un esprit libre, une archive des années quatre-vingts…

Angelin Preljocaj (© Didier Philispart)

Angelin Preljocaj (© Didier Philispart)

Qu’est-ce qui vous a plu dans l’enregistrement du cours de Gilles Deleuze sur Spinoza, qui constitue l’essentiel de votre bande son ?

Sa voix est comme une mélodie. Elle est à la fois puissante et drôle. Il y a une telle générosité dans ce qu’il dit… Spinoza, je l’ai lu à plusieurs reprises : c’est très compliqué, ardu même. Avec Deleuze en revanche, tout semble limpide ! On l’entend réfléchir. On assiste en direct au cheminement de sa pensée. Il nous embarque dans son voyage et c’est un voyage au long cours. On est devant un esprit en mouvement et moi, ce mouvement-là m’inspire. Il me fait bouger physiquement ; il me fait avancer…

Peut-on faire danser la philosophie ?

Bien sûr… Si je n’en étais pas convaincu, je ne serais pas chorégraphe ! Tout peut se danser. La danse est un mode d’expression de la connaissance qui est à la fois très ancestral et très conceptuel. Le corps a son propre langage… La philosophie nous impose des contraintes. Stravinsky, par exemple, parle bien des contraintes et il explique à quel point elles sont constructives.  Chaque fois que je m’attaque à un projet qui peut paraître bizarre, quand je chorégraphie sur des choses antinomiques, je construis moi-même un questionnement avec des contraintes et avec des corps.

Spinoza dit : « Nous sentons que nous sommes éternels. » Et pas : « Nous pensons »… N’est-ce pas une expérience de l’éternité, un « ressenti » que vous mettez en scène, plus qu’une pensée ?

Cette phrase de Spinoza est très parlante pour un chorégraphe. La question de ce qu’on vit, de ce qu’on expérimente du monde avec son corps… Dans L’Éthique, il dit en toutes lettres : « Que peut le corps ? » Et quand il dit quel est mon impact sur le monde, il parle à mon avis, des « courbures » du monde, de leur gravité, comment ces corps-là « pèsent »… C’est une extrapolation que je fais mais il me semble qu’un corps prend une place dans l’espace, qu’il imprime sa marque dans l’univers ; il provoque des ondes. Je décris cette sensation-là…  Le corps sur scène est une onde vibratoire qui résonne avec le monde. Ça relève d’une expérience intuitive qui a tout à voir avec l’éternité.

Aux deux-tiers du spectacle, vous introduisez une rupture avec des corps qui dansent et qui font du bruit, des percussions corporelles. C’est presque tribal…

Il y a l’idée que le corps peut être une caisse de résonance. Le corps est le lieu où la pensée se déploie et ricoche. C’est une réflexion dans tous les sens du terme. Il s’agit d’un effet miroir. Dans le corps résonne la pensée. Le corps contient de l’âme.

Deleuze explique aussi : « Je suis composé d’une infinité de parties… Avec de la viande, je fais de la chair. » Comment créer du collectif avec des corps, jouer entre la partie et le tout ?

Nous avons tous une façon de rythmer nos relations humaines qui oscille entre l’individuel et le collectif. Parfois, on a besoin de s’isoler ; d’autres fois, on a envie de se retrouver pour célébrer le bonheur d’être ensemble. C’est pourquoi il y a des solos, des duos, des quatuors, quelque chose qui ressemble à la vie. Au moment où Deleuze prononce ces mots, les huit danseurs sont justement dans une scène où chacun est devenu comme une extension de l’autre, un seul corps géant dont chacun serait une partie… C’est un échafaudage humain, une sorte de précipité chimique ! Ceci dit, je n’illustre pas Deleuze…  Je ne le paraphrase pas davantage ! Il m’arrive même de m’en détacher, d’utiliser ses mots, ses phrases comme une simple matière rythmique avec des points d’appels, comme si c’était du Malher ou du Stockhausen.

Les guitares débridées de Jimmy Hendrix alternent avec la voix nasillarde du philosophe des années soixante. Hendrix ne serait-il pas là pour son côté jouissif, plus que rebelle ?

Vous avez raison… Hendrix, comme Spinoza au XVIIe siècle, a fait tomber des barrières. Mais sa musique permet surtout de contrebalancer les concepts difficiles décrits par Deleuze avec une sensualité des corps, des moments débridés ! On me dit parfois que Spinoza était chaste… Mais il avait une vraie appétence pour les corps. C’est rare ! Pour la plupart des philosophes de cette époque, le corps n’est qu’un réceptacle… Spinoza, lui, pense que le corps et l’esprit sont alignés. Il parle des trois niveaux de connaissance : le premier consiste à manger, boire, se reproduire, les nécessités essentielles à la vie ; le deuxième, ce sont les savoir-faire ; et la troisième, ce qui reste quand la part minimale de notre être meurt, une connaissance intime, intuitive, presque sensuelle…

Deleuze pose aussi cette question : « Est-ce que je n’aurai pas passé ma vie à me tromper ? » Vous qui aimez la philosophie, est-ce que vous doutez quand vous créez ?

Jamais je ne doute que la danse soit un art majeur mais je doute souvent de ce que je suis capable de faire. J’ai toujours choisi des sujets qui me dépassaient. Donc, dès le départ, je cours un grand risque : celui de ne pas pouvoir aboutir… Cela dit, je m’en empare comme d’une chance. Le doute pour moi est un moteur ; c’est un chemin, une rédemption !

Propos recueillis par Kakie ROUBAUD

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Prochaines représentations
Du 20 au 23 octobre 2021 : Le 104 (Paris)

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Crédits de la photographie à la Une : jccarbonne



 

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