« Au-delà des ténèbres » : Simon Abkarian sublime l’héritage du Théâtre du Soleil

« Au-delà des ténèbres » : Simon Abkarian sublime l’héritage du Théâtre du Soleil
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L’auteur et metteur en scène franco-arménien Simon Abkarian vient de remonter deux créations au Théâtre du Soleil présentées comme des « tragi-comédies de quartier ». Ce diptyque intitulé Au-delà des ténèbres est avant tout une ode humaniste au théâtre populaire qui élève.

Des arbres qui ondulent sous le soleil, des enfants qui se courent après, la ville au lointain, le bleu du ciel et le vert de la forêt comme écrin, des théâtres pour seuls lieux d’accueil autour d’une large pelouse… Aller voir un spectacle à la Cartoucherie de Vincennes réconcilie avec beaucoup de choses, c’est bien connu. Et certains spectacles font vibrer encore plus fort ce sentiment. Le diptyque Au-delà des ténèbres de Simon Abkarian au Théâtre du Soleil fait partie de ces moments de partage rares, envoûtants, essentiels.

D’abord, un homme : Simon Abkarian. Il suffit de le voir à l’entrée accueillir le public. Une présence ancrée loin, très loin. Certaines femmes et hommes de théâtre font cet effet-là… Des origines arméniennes, une enfance au Liban, un regard noir lumineux, un compagnonnage avec Ariane Mnouchkine, une carrière foisonnante au théâtre et au cinéma… « Je pratique le vague », aime-t-il dire. Assurément en raison de ses influences multicolores qui font voyager à travers des continents de tragédie et des océans de comédie.

Méditerranée sans frontières

Avec ses pièces Le dernier jour du jeûne et L’envol des cigognes (qui prolongent Pénélope ô Pénélope), Simon Abkarian dissout la frontière des origines dans un espace imaginaire universel aux résonnances si actuelles : la Méditerranée. À travers elle, et sans jamais prendre de haut le spectateur, son texte touche un épicentre de la crise de notre civilisation. Rien que ça. Nouritsa, la mère de famille, magnifiquement interprétée par Ariane Ascaride, est la messagère de ces valeurs méditerranéennes aujourd’hui menacées : « C’est l’hospitalité qui fut notre couronne. C’est elle qui fit de nous une civilisation. Notre Dieu à nous c’était l’autre ». Comment ne pas y lire en creux les atermoiements insupportables de l’Europe devant l’accueil des réfugiés ?

Le premier volet du diptyque est lumière. Nous sommes plongés dans la chaleur d’un quartier de maisons blanches qui pourrait se situer dans les Cyclades, au Maghreb, au Liban… Nous ne savons pas où nous sommes exactement mais nous savons que nous sommes en Méditerranée. Le dispositif scénique se déploie devant nous. L’intrigue avance, les machinistes-comédiens font pivoter et virevolter les maisons.  Cette manipulation du décor, à vue pour les spectateurs, porte l’une des signatures du Théâtre du Soleil. Tout tourne autour de ce quartier et de sa géographie. Tout y est sous le signe de la proximité. Le public s’y retrouve, s’y reconnaît, instinctivement. Il ne s’y trompe pas : il n’a de cesse de réagir. C’est sans doute en partie à cela qu’on reconnaît le bon théâtre populaire.

Shakespeare du Sud

Mais qu’on ne s’y trompe pas : si les mots sont simples, les dialogues colorés et les situations facilement compréhensibles, le lyrisme poétique et les sujets abordés invite à l’élévation. Les combinaisons de ces différentes dimensions sont remarquables. Même les insultes ont de l’élégance. Pour Ariane Mnouchkine, « un spectacle populaire, c’est un spectacle beau, lisible, qui parle de quelque chose d’important et qui concerne les gens » (Extrait de 1789 in Théâtre et Histoire, film documentaire de Nat Lilenstein, “Théâtre d’aujourd’hui” INA, 1971). L’auteur et metteur en scène est résolument sous le signe de la constellation du Théâtre du Soleil, ascendant Shakespeare du sud.

Le deuxième volet est traversé de part en part par la guerre. La famille accueille Orna, une orpheline rescapée de la folie guerrière qui va être adoptée au cours d’un rituel renversant d’humanité. Les intentions de jeu, la lumière et les costumes s’assombrissent. Les bombardements résonnent et les mitraillettes se lâchent. Le goût du sang a contaminé le quartier. Malgré tout, dans cet océan tragique, on trouve la force de rire. Serge Avédikian interprète avec une belle énergie Fado, un clown digne de Beckett. Assaâd Bouab campe avec brio un jeune marié en proie au combat armé tout en restant loulou de quartier. Tous ces personnages aux contours bien marqués sont joués collectivement sans que les personnages principaux dominent l’ensemble. Et pourtant, Ariane Ascaride et Simon Abkarian ont de quoi attirer la lumière. L’esprit de troupe… une autre signature du Soleil.

Chez Simon Abkarian, les femmes expriment le sens de l’antique. Elles sont des divinités vivantes qui énoncent des vérités éternelles et qui mènent la danse, malgré le pouvoir des mâles méditerranéens dominants. Elles sont aussi oracles comme la sœur de Nouritsa, Sandra, que Catherine Schaub-Abkarian incarne avec une folie délicieusement douce dans le premier volet. Elle se transforme ensuite en spectre planant au-dessus des scènes, au propre comme au figuré, et se fait coryphée par des prophéties lyriques (« D’une rose, je ferai une pensée et la ferai fleurir dans la bouche de nos acteurs »).

À quoi reconnaît-on du grand théâtre populaire ? Difficile à dire tant cet art de l’instant présent est fugitif. Mais il y a des signes qui ne trompent pas : un public debout, à l’unisson dans les applaudissements, comme une troupe. Et le visage ému de Simon Abkarian, bouleversé comme le public de ce moment de communion intense. Un moment qui sublime l’héritage d’Ariane Mnouchkine. Ce 13 octobre 2018, dans le parc d’attraction poétique qu’est la Cartoucherie, la nuit a un parfum d’automne dans lequel on pense printemps.

Emmanuel GAGNEROT

 



Spectacle : Au-delà des ténèbres (Le dernier jour du jeûne et L’envol des cigognes)
  • Création : Le Dernier jour du jeûne en 2014 et L’envol des cigognes en 2017
  • Durée : Le Dernier jour du jeûne : 2h30 et L’envol des cigognes : 3h15
  • Public : à partir de 16 ans
  • Langue : français
  • Texte et mise en scène : Simon Abkarian
  • Avec : Simon Abkarian, Ariane Ascaride, David Ayala, Assaâd Bouab, Pauline Caupenne, Délia Espinat Dief, Marie Fabre, Océane Mozas, Chloé Réjon, Catherine Schaub-Abkarian, Igor Skreblin, Serge Avedikian, Victor Fradet, Eric Leconte, Eliot Maurel
  • Collaboration artistique : Pierre Ziadé
  • Décors : Noël Ginefri-Corbel
  • Lumières : Jean-Michel Bauer
  • Son : Olivier Renet
  • Vidéo : Olivier Petitgas
  • Costumes : Anne-Marie Giacalone
  • Accessoire et régie générale : Philippe Jasko

Crédits photographiques : Antoine Agoudjian

Assaâd Bouab dans l'Envol des cigognes de Simon Abkarian (© AntoineAgoudjian)

En téléchargement


OÙ VOIR LE SPECTACLE ?

Spectacle vu en octobre 2018 au Théâtre du Soleil (Paris).

  • 5 septembre – 14 octobre 2018 : Théâtre du Soleil (Paris)
  • Autres dates non connues à ce jour.

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Ariane Ascaride dans le Dernier Jour de jeûne de Simon Abkarian (© AntoineAgoudjian)



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