Benoît Solès : « Je revendique une œuvre originale »

Benoît Solès : « Je revendique une œuvre originale »
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Benoît Solès répond à notre accusation de plagiat en revendiquant une œuvre originale. À notre proposition d’un droit de réponse sous forme de tribune ou d’interview, il a posé le choix courageux d’une confrontation directe. Si de réelles divergences demeurent, les enjeux sont dorénavant posés.

Dans un article publié à la fin du mois dernier, nous relevions que La Machine de Turing présentait de fortes similitudes avec Breaking the Code. Nous accusions alors Benoît Solès d’avoir adapté sans le dire – c’est-à-dire d’avoir plagié – le texte de Hugh Whitemore, posant la question de l’originalité d’une œuvre.

Nous espérions alors un débat de fond, qui n’a pu avoir lieu en raison d’un sinistre corbeau qui a envoyé un courriel à de nombreuses personnes dans le monde du spectacle, profitant de notre travail d’investigation pour tirer à boulets rouges sur Benoît Solès, dans l’ombre, de manière anonyme et profondément malhonnête – procédé lamentable qui a engendré suspicions et instrumentalisations, au lieu de construire le débat.

À la suite du démenti de Benoît Solès sur sceneweb et de notre nouvel article, nous avons écrit à l’artiste qu’il disposait toujours d’un droit de réponse. Plutôt que d’envoyer à distance une tribune, Benoît Solès a choisi la confrontation directe, en sachant notre désaccord de fond – à savoir ce qui fonde une œuvre originale. Il ne nous appartient évidemment pas de trancher définitivement le débat.

Entretien.

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Dans mon article du 24 avril dernier, je vous reproche d’avoir plagié Hugh Whitemore, c’est-à-dire d’avoir adapté sans le dire son texte Breaking the code pour écrire La Machine de Turing. Cette accusation vous semble-t-elle fondée ?

Je l’ai reçue comme une accusation injuste parce que, dans le mot « plagiat » – je ne suis pas juriste, je le reçois comme un homme et un artiste –, il y a selon moi une notion de malhonnêteté et de dissimulation. Je le conteste formellement, car je n’ai jamais caché m’être inspiré entre autres de la pièce de Hugh Whitemore, et l’ai inscrite dans le document le plus officiel qui soit : le texte édité à L’avant-scène théâtre. On peut dire que c’est écrit trop petit, mais c’est tout de même écrit ! Ce terme « inspiré », qui va faire l’objet de notre débat dans les minutes qui viennent, il est pour moi le terme juste. Mon texte n’est pas « basé sur », ni « adapté ». Je suis de bonne foi.

Ce que je n’ai jamais remis en cause… Le plagiat ne désigne en aucun cas une intention, comme je l’ai rappelé dans mon article, mais un acte objectif. Puisqu’il vous blesse, abandonnons toutefois ce mot pour arriver au débat de fond. Une des raisons pour lesquelles je pense qu’il s’agit d’une adaptation, ce sont les nombreux passages communs à vos deux pièces.

C’est que Hugh Whitemore et moi avons accès aux mêmes archives et, entre autres, voire essentiellement, à la biographie écrite par Andrew Hodges sur Alan Turing. Il ne faut pas oublier que Hugh Whitemore tire complètement sa pièce de cet ouvrage, de même que le film. Il est donc naturel que, m’inspirant également de la biographie, nous trouvions des éléments similaires. Toutes les ressemblances textuelles viennent, non pas d’une reprise de Breaking the code, mais du fait que nous avons la même source : nous avons donc nécessairement les mêmes éléments factuels. C’est à cette lumière qu’il faut comprendre les similarités. C’est un peu comme si j’avais écrit une pièce sur Jeanne d’Arc et que vous me reprochiez que, dans la première scène, on la voit dans la campagne qui entend des voix, et que, dans la dernière, on la montre en train de mourir sur le bûcher – avec au milieu des scènes sur sa rencontre avec Charles VII et le fait qu’elle fasse la guerre. Et que vous me disiez finalement : ça, c’est la même structure que Monsieur Machin.

Mon objection de fond, comme je l’ai rappelé dans mon second article, c’est que, si les passages communs peuvent éventuellement se comprendre, avec quelques grosses réserves tout de même, la construction même de votre pièce est similaire à celle de Hugh Whitemore, à savoir l’interrogatoire au lendemain d’un cambriolage et des retours dans le passé. Ce n’est pas rien. Si vous vous étiez uniquement fondé sur la biographie, vous auriez pu par exemple partir de son enfance, de son travail durant la guerre ou même, si vous vouliez absolument fonctionner par analepses, à la veille de sa mort.

Je ne suis pas d’accord avec vous. Vous avez l’air de dire que Whitemore a inventé une structure qui consisterait, pour parler de la vie d’un homme et notamment des dernières parties de sa vie, à prendre un événement marquant, d’autant plus qu’il va déclencher tous les événements qui vont mener à sa condamnation et à sa mort. On parle de l’élément déclencheur : le procédé n’est pas original. J’en veux pour preuve que j’ai écrit, antérieurement à La Machine de Turing, une pièce qui s’appelle Appelez-moi Tennessee, jouée en 2011, et dont la structure est reprise dans La Machine de Turing.

J’ai eu l’idée d’écrire une pièce sur Alan Turing dès 2008 : j’ai consulté des tonnes d’articles, lu des dizaines de livres, regardé tout ce qu’on pouvait regarder. Les sources les plus crédibles étaient la biographie d’Andrew Hodges et les archives, parues récemment à l’occasion de la réhabilitation de Turing. Hodges a rencontré Arnold Murray et Mickael Ross. Lorsque Hugh Whitemore écrit sa pièce, il travaille avec Hodges et reçoit probablement des informations de ce que le biographe sait : il a ainsi accès au procès-verbal du dépôt de plainte de Turing, évoqué assez longuement dans la biographie.

Je puis être d’accord avec ce que vous me dites, Whitemore indiquant dès la couverture qu’il se fonde sur la biographie de Hodges. Mais il n’empêche que vous prenez exactement le même fait, à savoir cet interrogatoire précisément, pour bâtir toute votre pièce. Même s’il s’agit d’un entretien crucial, c’est tout de même une invention de Hugh Whitemore. Vous ne pouvez prétendre honnêtement à l’originalité…

Comme je vous l’expliquais, je ne suis pas dans une reprise structurelle puisque j’ai écrit auparavant Appelez-moi Tennessee. Lors du dernier festival d’Avignon, j’ai eu des contraintes formelles pour écrire ma pièce : deux comédiens maximum, 1h20 de spectacle. Raconter la vie d’un homme comme Turing dans ces conditions, ce n’est pas évident. Le biais que j’ai trouvé et qui a fondé ma structure, c’est d’appliquer la même méthode à Turing que celle appliquée à Tennessee Williams : un biopic théâtral, centré sur la vie d’un personnage, avec un fil rouge conducteur – une interview pour Tennessee, une enquête de police pour Turing –, et un autre personnage qui évolue à chaque fois en empathie vers le héros. À chaque fois, la pièce est émaillée de flashbacks. Je revendique que ces deux pièces ont la même construction. Je pense me situer au niveau de l’inspiration, quand vous dites que je suis au-delà de l’inspiration… et je sens que ce que je vous dis ne vous convainc pas.

Non, effectivement. Il y a toujours, selon moi, le problème de l’originalité, qui pose la question de votre nomination comme « auteur francophone vivant » aux Molière. Notre divergence vient de ce problème d’appréciation…

Je ne suis pas juriste. Mais alors, qu’aurait-il fallu écrire : « basé sur » ? En tout cas, certainement pas « adapté » !

Il n’existe pas de catégorie intermédiaire entre l’inspiration et l’adaptation. La SACD définit deux statuts, celui d’adaptateur et celui d’auteur. C’est le seul cadre que nous ayons formellement, au-delà de nos perceptions subjectives.

Alors je pense que je réponds au statut d’auteur.

Dans l’article paru sur sceneweb, vous dites que les ayants-droits de Hugh Whitemore ont donné leur bénédiction, ce que Mme Rohan McCullough, veuve du dramaturge anglais, a réfuté. Pourquoi un tel imbroglio ? 

Suzanne Sarquier, mon agent, et moi sommes allés à Londres mercredi pour rencontrer Judy Daish, l’agent de Mme Whitemore, afin de trouver un accord et savoir si « inspiration » était le terme juste. Judy Daish nous a évoqué trois niveaux possibles, selon elle : « adapté », « basé sur » et « inspiré par ». C’est une personne qui a trente ans de métier, elle est notamment l’agent d’Harold Pinter. Après étude minutieuse des deux pièces et des éléments que nous avons apportés, elle a estimé que le lien entre Breaking the code et La Machine de Turing relevait de l’inspiration. Sa demande était à la suivante : « J’accepte la notion “inspiré par” et vous demande simplement de certifier que, comme vous l’avez mis dans L’avant-scène, ce soit systématiquement indiqué dans les programmes, sur le site internet… » Elle ne nous a même pas demandé de refaire les affiches.

Avez-vous une preuve de cet accord ?

L’accord fut donné verbalement, mais nous en avons une trace écrite dans un échange qui a suivi et que j’ai reçu alors que j’étais sur le chemin du retour, vers la France [Benoît Solès nous montre effectivement un message de Suzanne Sarquier, son agent, daté du mercredi 8 mai, qui remercie Judy Daish pour l’accord trouvé autour de la notion d’inspiration, sans entrer dans les détails dudit accord]. Nous avons donc été confortés dans nos positions. Quand Stéphane Capron, de sceneweb, m’a demandé ce que j’avais à répondre à votre accusation de plagiat, je lui ai dit, avec l’accord de mon agent, que les ayants-droits m’accordaient leur bénédiction. Ma seule imprécision a été finalement de dire « les ayants-droits » au lieu de « l’agent des ayants-droits ». Il était prévu que l’agent fasse signer cet accord par Mme Whitemore.

Après mon premier article, vous disposiez d’un droit de réponse. À la suite de votre message polémique sur Facebook, j’ai attendu quelques jours puis vous ai écrit personnellement, afin de sortir par le haut de notre différend. Pourquoi ne pas avoir fait valoir votre droit de réponse ? Pourquoi avoir ignoré mon message, pour finalement choisir une réponse publique qui ne répondait pas vraiment à mes objections de fond ? Cela aurait permis d’éviter un second article, bien triste, et de recentrer le débat.

Je ne vous ai pas répondu parce que, à la suite de la parution de votre article, il y a eu une campagne anonyme de dénonciation, un mailing massif et très laid de type « corbeau ». Quand on est attaqué comme ça, on a plutôt tendance à se protéger, on ne sait plus d’où viennent les coups et qui les donne. Je pensais que ce mailing pouvait venir de vous : trouvant que votre article n’avait pas assez d’écho, vous auriez alors décidé de le relayer anonymement à tout le métier pour créer le buzz du siècle. Je ne savais pas. Je me suis protégé, d’autant que je suis sur scène chaque soir.

En somme, vous n’étiez pas sûr de l’honnêteté de mon courriel.

Non.

Cela a le mérite d’être franc. J’ai eu l’occasion, dans mes articles précédents, de mettre en avant les similitudes qui me font pencher vers une adaptation. Il est donc normal que vous puissiez dire en quoi le texte de Hugh Whitemore et le vôtre vous paraissent différents.

La pièce de Whitemore présente neuf personnages, la mienne en propose quatre. La pièce de Whitemore est divisée en deux actes et une succession de scènes en des lieux différents, la mienne a une continuité. Outre le fil rouge de l’enquête qui est beaucoup plus marqué, la véritable structure de mon texte réside dans ce qui est particulièrement visible lors du prologue et de l’épilogue : toute la pièce est émaillée de moments où Turing s’adresse à nous, racontant sa vérité, parfois entre les scènes, parfois à l’intérieur même d’une scène. C’est ça la structure profonde de ma pièce, qui n’est pas du tout chez Whitemore. Enfin, j’ai privilégié un Turing plus enfantin, plus drôle, plus bègue, plus gay et plus à vif. Il n’y a pas d’humour dans la pièce anglaise. Il faut aussi dire que les deux-tiers des scènes sont différentes (les scènes 7, 9, 10, 11, 12, etc., n’existent pas chez Whitemore !), celles identiques – trois ou quatre – étant réelles et factuelles. Même la dispute de Turing avec son amant est dans la biographie de Hodges.

Sous forme de dialogue ? Parce que vos dialogues sont fortement similaires…

Non, c’est vrai, pas sous forme de dialogue. Il n’y a qu’une seule phrase en style direct, lorsque Murray dit qu’il va appeler la police. Mais tout est décrit minutieusement sur une page entière : ils dorment ensemble, ils se réveillent ; Turing veut aller à la boulangerie, découvre qu’il manque un billet dans son portefeuille et accuse Murray ; ce dernier se défend, et ça monte en engueulade avant qu’ils ne se rabibochent. Il est difficile de bâtir deux dialogues vraiment différents sur cette même scène.

Je pense plutôt le contraire…

L’arc dramatique est le même, mais pas exactement les dialogues, sans parler des autres échanges dans cette scène, qui ne sont pas dans le texte anglais. C’est comme la scène de la conférence, qui est présente dans les deux pièces : est-ce parce qu’elle est dans la pièce de Whitemore que j’ai l’idée de la mettre moi aussi ? Peut-être… Je suis même prêt à dire oui. Mais je ne l’aurais jamais fait si cela avait été une scène inventée ! Je me suis permis de la reprendre parce qu’il s’agit d’un fait qui s’est déroulé à Sherborne, que nous en avons une trace écrite très précise, qu’elle est mentionnée dans la biographie… Dans cette conférence, il raconte son article : « Les machines peuvent-elles penser ? ». Qu’y a-t-il dans cet article ? Une comparaison entre le porridge froid et le cerveau, le fait que les machines puissent apprendre, qu’elles pourraient progresser aux échecs et apprendre de leurs erreurs, qu’elles puissent avoir des sentiments, qu’elles puissent être considérées comme intelligentes, le fait que des gens vont contester, le fait que Turing reprend l’objection de Jefferson, le fait que les machines pourront penser d’ici l’an 2000… Tout ça figure dans la biographie et les archives ! Tout est entièrement factuel. La conférence a existé, comme le site de Sherborne l’indique explicitement. Ce sont les mots de Turing. Oui, je m’autorise à les reprendre.

Vous revendiquez donc une œuvre originale…

Je revendique une œuvre originale.

Pierre GELIN-MONASTIER

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NB. Cet entretien est un droit de réponse, en aucun cas un débat contradictoire. Cette précision nous semble nécessaire, après lecture de nombreux messages reçus. Nous ne faisons que répéter, de manière sobre, les objections énoncées dans nos précédents articles, afin de laisser Benoît Solès y répondre. Tel est le droit de réponse. Nous aurions évidemment beaucoup à répondre nous-même, puisque nous pensons qu’il s’agit d’une adaptation. Nous ne le ferons pas. À d’autres journalistes d’enquêter sur certains faits, s’ils ont assez d’indépendance ; et à tous ceux qui souhaitent se faire un véritable avis : lisez les textes de Benoît Solès et de Hugh Whitemore en parallèle.

P. G.-M.



Photographie de Une – Benoit Solès (DR)



 

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