« Bérénice 34-44 » : Violette Erhart desservie par un texte sans relief

« Bérénice 34-44 » : Violette Erhart desservie par un texte sans relief
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À partir du roman Bérénice 34-44, d’Isabelle Stibbe, qui raconte l’histoire d’une jeune actrice, juive de naissance, qui entre à la Comédie-Française à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Violette Erhart signe une performance paradoxale : son talent perce régulièrement les brumes émanant d’un texte sans consistance, de son personnage superficiel et contradictoire.

Je n’ai jamais lu le roman Bérénice 34-44. Il ne convient donc pas de juger cette œuvre à partir de l’adaptation théâtrale qui en a été faite. Il le faut d’autant moins que l’absence de toute densité me plonge dans un abîme de perplexité.

Le sujet n’avait pourtant rien qui ne fût rédhibitoire : une jeune fille, née dans une famille juive et pauvre, choisit d’étreindre son rêve de théâtre, rejoint le conservatoire dans la classe de Louis Jouvet, avant d’être admise à la Comédie-Française. Un rêve devenu réalité, avant que la Seconde Guerre mondiale n’éclate et n’entraîne avec elle sa chasse antisémite, jusqu’au sein des plus belles institutions culturelles.

Un texte nivelé

Si le personnage de Bérénice Kapelouchnik, devenue Bérénice de Lignières après le reniement de son père, est le fruit de l’imagination d’Isabelle Stibbe, la fiction s’inscrit résolument dans l’histoire. Dans le dossier remis aux spectateurs, il nous est précisé : « Mais au tout début de l’Occupation, avant même la promulgation des lois raciales, la maison de Molière exclut les Juifs de sa troupe. » Dans la pièce néanmoins, il nous est fait comprendre que les deux comédiens juifs de la troupe choisissent de démissionner pour que le Français continue de vivre, de jouer, de rayonner. L’acte moral n’est pas exactement le même, quand bien même les deux peuvent être condamnables. Première contradiction. Rien de grave. Peut-être une erreur d’inattention.

Ce qui est plus dérangeant, ce sont la platitude et les contradictions du personnage lui-même. Certaines phrases résonnent pourtant comme une promesse : « Ça ne se choisit pas d’être Juif, ça se porte », dit le père à sa fille qui récuse sa judaïté. La parole marque, parce qu’instillée subtilement d’emblée alors que nous avons dans nos têtes – contemporaines – la connaissance de cet horizon de mort qui ne manquera pas d’apparaître et d’approcher. Elle est malheureusement rappelée par deux fois, des fois que nous n’aurions pas compris sa portée.

Les (très) rares fulgurances du texte se retrouvent ainsi nivelées à une narration qui n’offre aucune originalité ni profondeur, se contentant de décrire extérieurement les faits historiques et les états d’âme du personnage. La passion du théâtre est convenue, ses jalousies mesquines, son amour pour Nathan falot. Les tirades dramatiques se fondent tantôt sur des anaphores arasées, tantôt sur des formulations maintes fois employées. C’est gentillet, inodore, presque niais. Il n’est rien qui ne soit vu et revu, sur le fond et la forme.

Un personnage superficiel et pétri de contradictions

Plus grave encore, le personnage est pétri d’envolées évidées et de contradictions surprenantes. Bérénice s’écrie ainsi qu’elle veut « aimer d’un amour éternel » et « faire des serments qu’on ne peut violer ». Il est ici question du théâtre, à laquelle elle prétend s’unir – sur une musique rappelant les mariages juifs – totalement : « Je suis tienne jusqu’à la mort. » Plus tard, alors que les deux comédiens juifs démissionnent de l’institution, elle commence par dénoncer l’inertie des autres artistes devant pareille injustice (petit couplet moral bien culpabilisant et gratuit), avant de renier elle-même, et ses compagnons de planches, et – de nouveau – sa judaïté : « Ma valeur suprême, c’est le théâtre. »

Après qu’elle a été chassée de la Comédie-Française, son époux Nathan Adelmann, compositeur de son état, la supplie de le rejoindre en Espagne afin de gagner les États-Unis et créer avec lui son nouveau projet : La Harpe de David – une des plus belles trouvailles de la pièce est probablement ce titre qui rappelle l’instrument dont David se servait pour calmer les fureurs du roi Saül, de plus en plus injuste ; le fait que cette œuvre ne sera finalement jamais créée souligne que l’impossibilité pour les artistes de calmer la fureur du nazisme.

Bérénice refuse de rejoindre son mari et entre dans la Résistance – du moins le souhaite-t-elle, mais n’en aura pas le temps. Héroïsme ? Peut-être. L’adaptation théâtrale dit néanmoins tout à fait autre chose : « Maintenant que je ne peux plus servir le théâtre, je veux servir la liberté. » Une telle phrase est doublement ahurissante : d’une part elle réduit le théâtre à la seule Comédie-Française, unique et véritable « valeur suprême », renforçant le caractère superficiel d’un personnage qui rêve finalement essentiellement de paillettes et de gloriole personnelle (elle dit, encore toute jeune, qu’elle veut faire du théâtre « pour être connue ») ; d’autre part elle compare de manière simpliste théâtre et liberté, comme si ces deux réalités pouvaient être mises sur le même plan et opposées.

On pourrait résumer toutes ces problématiques avec cette équation basique : amour pour Nathan < théâtre ou liberté < Comédie-Française. Comment peut-elle déplorer la réouverture de la Comédie-Française après le départ des comédiens juifs alors qu’elle ne vit que pour ça ?

D’autres formulations tout aussi ahurissantes pourraient être commentées : « On est au XXe siècle, bon sang, pas au Moyen-Âge ! » Comment peut-on prononcer de pareilles inepties en 2018, lorsqu’on sait que le siècle précédent a été le plus meurtrier et – à bien des égards – le plus obscurantiste de l’histoire humaine ? Comment peut-on parler du Moyen-Âge avec autant de simplisme, après les travaux menés par des historiens tels que Régine Pernoud ou Georges Duby ? Certes l’action se déroule en 1944 ; mais le texte, lui, est contemporain. De tels exemples sont multipliés à l’envi.

Une comédienne à suivre

Violette Erhart ne sort malheureusement pas indemne d’une telle platitude. Et pourtant, sans quoi cette critique n’aurait jamais vu le jour, son jeu est travaillé ; plus encore, il est évident que pareil texte est loin d’être adapté à son talent. Elle mériterait tellement mieux ! Elle interprète tous les personnages, passant de l’un à l’autre, d’un accent à une mimique, avec une belle aisance. Elle s’amuse à croquer chacun, d’un ton volontairement caricatural, efficace quoique rudimentaire.

Bien que les scènes soient convenues de bout en bout, elle parvient par exemple à trouver une justesse de ton et de jeu lorsque Bérénice se réconcilie avec son père. La force de ses interprétations réside dans un jeu très visuel, comme habité par les images successives dont elle semble avoir naturellement l’intuition.

Son amplitude scénique trouve encore un déploiement dans l’alliance du jeu et du chant, sa voix mourant délicatement, tel le kaddish des endeuillés, avec la pénombre qui tombe peu à peu. Les mots de Racine, prononcés lors de l’arrestation de Bérénice, résonnent encore…

Pierre GELIN-MONASTIER

 



  • Création : 2018
  • Durée : 1h15
  • Public : à partir de 13 ans
  • Texte : Violette Erhart, d’après le roman d’Isabelle Stibbe
  • Mise en scène : Pierre-Olivier Scotto
  • Avec Violette Erhart
  • Costumes : Claire Djemah
  • Diffusion : Murielle Silvestre au +33 6 79 67 40 44 et muriellesilvestre.diffusion -@- orange.fr

Crédits de toutes les photographies : DR

"Bérénice 34-44" : Violette Erhart

En téléchargement
Tournée

– 6-29 juillet 2018 : Théâtre de la Carreterie à Avignon à 20h45 (relâche le mardi)

– Jeudi 6 septembre à 19h : Théâtre de Nesle à Paris

– Dimanche 9 septembre à 20h : Théâtre de Nesle à Paris

– Dimanche 16 septembre à 16h : Théâtre de Nesle à Paris

– Jeudi 20 septembre à 19h : Théâtre de Nesle à Paris

"Bérénice 34-44" : Violette Erhart



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