Circulaire ou solidaire, faudra-t-il choisir ?

Circulaire ou solidaire, faudra-t-il choisir ?
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L’économie circulaire, fort en vogue, a de plus en plus de prétentions idéologiques, alors qu’elle n’est qu’une branche de l’économie destinée à régler des problèmes opérationnels. Oublier ce pour quoi elle est faite, c’est se risquer à la voir supprimer dogmatiquement tout ce qui est contraire à la sobriété : à commencer par les arts et le spectacle ?

Actualité de l’économie sociale

Première partie d’une analyse en plusieurs volets.

L’économie circulaire, que l’on réduit souvent (mais non sans raison) au seul traitement des déchets, englobe en fait tout ce qui, dans une vision écologique du monde, a trait au cycle de vie des biens produits par les sociétés humaines, c’est-à-dire leur fabrication, leur distribution, leur consommation et leur destruction. C’est sur cette ultime phase que l’économie circulaire a le plus de choses à dire, c’est là qu’elle doit prouver son utilité, c’est là qu’on attend ses conclusions. Cependant il ne faudrait pas négliger l’amont ; il est certes nécessaire de savoir éviter que des déchets aillent polluer les sols ou saloper les paysages, il est tout aussi salutaire de savoir comment éviter de trop en produire.

Cependant, sur ce second volet, on sort de la simple recherche des techniques les plus efficaces pour côtoyer, voire coloniser, d’autres domaines où la subjectivité et l’idéologie ne sont pas absentes. Et l’économie circulaire court alors le danger d’y compromettre toute prétention scientifique, d’autant plus qu’elle entend se poser en discipline à part entière, dotée de son propre statut épistémologique.

J’ai la faiblesse de considérer que ce trop plein d’ambition est chimérique, et que l’économie circulaire doit se limiter, pour rester crédible, à ce qu’on appelait jadis la recherche opérationnelle. Faute de quoi, le mot comme le concept qui est en train de prendre consistance disparaîtront.

Lisons la définition « officielle » qu’en donne le ministère, autrefois de l’Équipement, puis du Développement Durable, désormais de la Transition Écologique, ici ou là Écologique et Solidaire : « un système économique d’échanges et de production qui, à tous les stades du cycle de vie des produits, vise à augmenter l’efficacité de l’utilisation des ressources et à diminuer l’impact sur l’environnement, tout en développant le bien-être des individus. »

Il y aurait beaucoup à dire sur ces quelques éléments hétéroclites rassemblés d’une façon plutôt maladroite. Évoquer un système économique, et non une branche de l’économie, induit une idée de globalité et laisse entendre que ce système ambitionne de remplacer intégralement celui qui existe, lui-même implicitement chargé de tous les maux ; vaste programme ! Plus loin, augmenter l’efficacité de l’utilisation des ressources paraît ignorer qu’il s’agit là, dans la science économique la plus élémentaire, du fondement de la théorie de l’entreprise ; cela n’a rien de nouveau ni d’original !

Ensuite, le mot impact est particulièrement malheureux. Son sens exact est la trace laissée par le choc du projectile d’une arme à feu ; par extension, on l’utilise à la place d’effet ou de conséquence. Or, et c’est une tautologie, tout acte économique quel qu’il soit aura un effet sur l’environnement. Celui-ci peut être faible ou fort, bénéfique ou maléfique, protecteur ou agressif. Le rédacteur ne pensait sans doute qu’à cette seconde hypothèse, ou n’imaginait-il même pas que la première puisse exister ? Quant à développer le bien-être des individus, que vient faire cet étrange codicille ? S’il s’était agi du bien-être des populations, à préserver plutôt qu’à développer, on aurait pu y voir une volonté d’équilibre, de garde-fou, entre transformation économique et harmonie sociale. Mais mettre l’accent sur l’individu, c’est adopter sans nuances une approche libérale-consumériste qu’on aura largement vitupérée par ailleurs.

L’éloge de la sobriété est une arme à double tranchant. Il est évident qu’il faut éviter les gaspillages. Il est évident qu’un produit utile, durable et recyclable est préférable à un produit qui ne sert à rien, qui se casse à la première utilisation et dont les débris vont encombrer les décharges sauvages. Il est évident que, de même que l’industrie paye encore, par une image restée négative, le tribut d’excès passés où des conditions de travail déplorables et le rejet sans précautions d’effluents toxiques dans la nature nuisaient tant à l’environnement qu’à la santé humaine, les excès actuels du tourisme de masse, de la surconsommation compulsive de produits trop gras, trop salés ou trop sucrés, de la multiplication d’objets jetables et effectivement jetés, laissent et laisseront dans l’inconscient collectif une certaine préférence pour la frugalité. Cependant ce serait folie de penser que cet état d’esprit puisse devenir majoritaire et surtout ne connaître aucune discontinuité.

La sobriété générale ne peut s’étendre et s’imposer que dans les périodes de disette et de pénurie, dont chacun ne rêve que de sortir.

L’ascèse des moines est par nature minoritaire, et elle ne tient pas par elle-même, mais comme une composante intégrée à une vie contemplative entièrement tournée vers la spiritualité. Quant à la tempérance du ladre, proche de la maladie mentale, on ne saurait la souhaiter à son prochain. Or il me semble que le zèle des apôtres actuels de la sobriété réalise une sorte de moyen terme bâtard entre ces deux modèles opposés : du premier l’on prend la religion, certes sécularisée et déritualisée, mais qui impose ses dogmes ; du second l’on prend les manies, les obsessions et les colères.

Or l’être humain équilibré a besoin de fêtes, de carnavals, de bacchanales. La fête est-elle autre chose qu’un gaspillage poussé à son paroxysme ? Même la culture, en tous cas les spectacles, font partie de l’inutile, de cet inutile sans lequel la vie ne vaudrait pas d’être vécue. Laissons faire les ayatollahs de l’économie circulaire, et bientôt ils interdiront les spectacles, au nom de la nécessaire sobriété qui va sauver notre planète.

Nous n’en sommes pas là, certes. Je crois pour ma part que, à écouter certains, nous n’en sommes pas loin. Car ce n’est pas très excitant de philosopher sur la couleur des poubelles de tri et le rythme de leurs collectes. A fortiori, sur la tarification de ces services. Il faut aller à la source. Pourquoi produisons-nous tant de déchets ? Avons-nous réellement besoin de consommer tout cela ? De brûler toute cette énergie ? De rouler tant de kilomètres ? Nous pourrions nous passer de ceci, puis de cela. Et encore de cela. Et au bout du compte, de distingués esprits, au ministère suscité, ou en d’autres lieux où l’on est payé pour penser, sont prêts à décider ce qui est bon pour nous et ce qui ne l’est pas. Au nom du Bien, naturellement. Comment pourrions-nous refuser ce qui est le Bien ?

J’ai indiqué plus haut l’absolue nécessité de limiter les prétentions épistémologiques et normatives de l’économie circulaire, qui ne peut être, qui ne doit être, que la branche de l’économie qui étudie les conditions pour que le cycle de vie des produits nuise le moins possible à l’environnement et soit le plus économe possible en matières premières. Mais cela ne suffit pas. Il faut que l’utilisateur final, qu’on l’appelle consommateur, producteur de déchets ou citoyen, trouve une place centrale dans cette économie où, pour l’instant, il n’est qu’un simple objet, qui a besoin d’être informé, formé, sensibilisé, averti, puis contrôlé, parfois puni, et toujours taxé.

On glose beaucoup sur ces associations, souvent des structures d’insertion, qui assurent une certaine part de l’économie circulaire, notamment dans la récupération et les ressourceries. Mais ce n’est pas porter atteinte à leurs mérites, ce n’est pas critiquer leur travail souvent admirable, que de dire la vérité, à savoir qu’elles représentent peu de chose. Car contrairement à ce que l’on pense parfois, l’activité du traitement des déchets est une de celles où l’Économie Sociale est la moins présente.

La décision n’y appartient qu’aux pouvoirs publics, en général territoriaux, et la production aux grands groupes privés (sous-traitants et attributaires des marchés). Le citoyen y brille par son absence. Je laisse d’aucuns se récrier, arguer que le citoyen est au cœur de la décision, puisque nous sommes en démocratie et que le pouvoir procède de l’élection, que le peuple est souverain… Ces propos sont totalement inopérants, et c’est en leur nom que des centaines de maires ont pu, grâce à la mise en place des procédures de tri, assouvir leur ambition de devenir des führers au petit pied.

Nous ne sommes pas dans la théorie des pouvoirs, nous sommes dans l’économie. Et en économie, ce n’est pas en restant électeur que le citoyen devient responsable, c’est en se faisant sociétaire.

Et c’est aux sociétaires de leurs coopératives de décider du degré de sobriété qu’ils veulent se fixer.

À suivre : sept piliers, onze indicateurs.

Philippe KAMINSKI

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Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.



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