Danse : un monde inhumain derrière la belle façade artistique ?

Danse : un monde inhumain derrière la belle façade artistique ?
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Blessures, humiliations, anorexie, concurrence extrême, contrats précaires, sont quelques-uns des maux qui jalonnent la carrière des danseuses et des danseurs en France. Si tous affirment que la danse reste un immense plaisir, une joie, certains décrivent néanmoins l’enfer physique et mental qu’ils ont vécu. Au pays de Benjamin Millepied, d’Angelin Preljocaj et de Maurice Béjart, le public ne boude pas les ballets classiques et contemporains. Mais derrière le rideau, tout est-il si beau ?

Publié le 2 janvier 2018 – Mise à jour : 6 avril 2019

Nous avons mené une enquête difficile, car l’omertà règne dans le milieu. Beaucoup furent sollicités, peu ont répondu, et ceux qui sont encore en activité l’ont fait à condition que leur nom ne soit pas dévoilé. Plusieurs prénoms ont ainsi été modifiés.

En 2014, la danseuse Karline Marion était licenciée par Yorgos Loukos, directeur de la danse à l’Opéra de Lyon. Elle avait 35 ans et, à l’issue de son cinquième CDD, pensait obtenir un CDI, mais elle est tombée enceinte. Selon Yorgos Loukos, elle n’était plus au niveau et allait sur le déclin. La danseuse estime que c’est à cause de sa grossesse qu’il l’a mise sur la touche. Avoir eu un enfant n’empêche absolument pas de danser, nous explique-t-elle, estimant au contraire que la maternité lui a apporté une plus grande maturité et une meilleure connaissance de son corps. Mais les mots de son directeur ont été durs, blessants.

Problème d’âge, de maternité ou de compétence ? Selon Catherine Laymet, ancienne danseuse soliste de l’opéra de Paris, directrice et maître de ballet de la compagnie Colors of Dance, c’est d’abord une question d’âge.

« À l’Opéra National de Bordeaux, il est interdit d’auditionner à plus de 30 ans. A 36 ans, on est viré, fini*. Pourtant, à l’Opéra de Paris, on est mis à la retraite à 42 ans et demi. Cela devrait s’appliquer à tous les opéras de France. Mais c’est aussi une question d’argent. Si Yorgos Loukos avait eu assez d’argent pour embaucher une danseuse de plus, il ne se serait pas soucié d’avoir une danseuse enceinte. Être enceinte, c’est possible à l’Opéra de Paris ; c’est encore possible dans d’autres compagnies ou d’autres opéras, mais cela dépend de l’ambiance générale. Quand j’étais chez Roland Petit, à Marseille, nous partions en tournée avec les enfants de la danseuse étoile. Cela dépend si la danseuse est indispensable. C’est horrible, mais c’est ainsi. La danse est un monde hyper concurrentiel. Les danseurs sont désunis. Les contemporains tapent sur les classiques et ces derniers sont absolument incapables de s’unir pour faire valoir leurs droits. Les danseurs contemporains sont plus éveillés que les classiques, dans ce domaine. »

Pourquoi Karline Marion a-t-elle été licenciée sans que personne ne bouge, relève-t-elle, sinon parce que cela pouvait arranger d’autres danseuses qui lorgnaient sur sa place ? « Contrairement au sport, dans la danse, il n’y a aucune admiration de la prouesse de l’autre. »

Condamnées à l’avortement

Elle reconnaît pourtant qu’être enceinte et en CDD, « c’est courir le risque de n’avoir plus de contrat. Le congé de maternité pour les intermittentes a été supprimé par l’État en 2003 ».

Une ancienne danseuse nous dit qu’elle a renoncé à faire carrière pour cette raison. « J’ai quitté le monde de la danse quand une danseuse m’a confié avoir subi deux avortements car il n’était pas possible d’être enceinte. »

Catherine Laymet nous conseille d’interroger Anne-Marie Lormeau, adjointe au directeur des études chorégraphiques du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Lyon, qui a eu deux enfants étant danseuse. Interrogée, celle-ci nous répond qu’elle a eu ses enfants à la fin de sa carrière ; nous comprenons que ce n’eût pas été possible avant. Mais elle ne veut pas s’exprimer davantage. Elle nous renvoie vers Davy Brun, directeur des études chorégraphiques au CNSMD, lequel nous explique être dans l’impossibilité de nous parler, compte tenu de ses fonctions.

Anorexie, arrêt cardiaque et hospitalisation

« Danser procure un plaisir, une jouissance inimaginables à qui ne l’a pas éprouvé », nous dit Marta, qui fut engagée à 16 ans au ballet Béjart de Lausanne, dont elle faillit ne jamais revenir. « À 16 ans, le corps d’une jeune fille change, l’assistant de Maurice Béjart me pinçait les fesses en me disant que j’avais trop de gras, qu’il fallait que je maigrisse. J’ai maigri, j’ai cessé de manger. Quand il m’a dit que j’étais trop maigre, je n’ai pas réussi à reprendre du poids, j’étais entrée dans le cercle vicieux de l’anorexie. »

Quand ses parents l’ont revue, elle était hospitalisée, après un arrêt cardiaque. Elle a passé trois ans à l’hôpital. « Pourtant, mon parcours n’a rien d’extraordinaire dans la danse », dit-elle, et de nous expliquer que les corps des danseurs ne sont pas respectés, qu’on ne leur apprend pas à en prendre soin et que beaucoup se brisent, se détruisent pour pouvoir danser. « Quand on est dans les coulisses, il fait froid, le corps n’est pas chaud, et, en une seconde, il faut s’élancer sur la scène, sous les projecteurs où la chaleur est accablante. Les danseurs mangent peu, ils ont peu de réserve, alors beaucoup tournent à la cocaïne. »

« Il est plus facile d’avoir du pouvoir sur une gamine »

Ariane a 30 ans, elle a été blessée, elle s’en remet doucement. Elle avait dansé plusieurs fois à Nice ; le directeur lui a demandé de repasser une audition et de préparer une variation. Ce qu’elle a fait, en travaillant beaucoup. Il ne l’a pas laissée danser la variation mais l’a convoquée dans son bureau : « En fait tu as 28 ans, je croyais que tu en avais 24 ».

« J’étais dans la compagnie depuis 9 mois, explique Ariane. Certains directeurs ont un problème avec l’âge, ils ne veulent que des bébés, alors que la maturité manque à 20 ans. Il a dû craindre que je fasse un enfant dans les deux ans. Et il est plus facile d’avoir du pouvoir sur une gamine. Même topo pour des danseuses que je connais à Bordeaux. L’une d’elles a repassé les auditions à l’Opéra de Bordeaux 6 ans de suite avant d’avoir un contrat d’un an. Il faut vraiment aimer le métier ! La remise en question est permanente. Ils craignent de donner des CDI. »

En finissant un spectacle à Nice, elle avait mal au pied, mais il lui était impossible de le dire. Sa déchirure de la ténébreuse plantaire, elle l’a cachée. « J’étais en contrat de remplacement d’une fille blessée, je suis intermittente, je ne pouvais rien dire. Aurais-je demandé un arrêt de travail, ils l’auraient su et j’aurais risqué de perdre la moitié de mes indemnités. J’ai donc tout payé de ma poche. La blessure a duré deux ans. »

Sa blessure, elle l’attribue au stress, au regard critique des danseurs solistes et du directeur. « Le jugement est constant, on ne se sent pas bien, on commet des erreurs. On doit être de petits soldats, on tient une dizaine d’années. On ne m’a jamais appris à bien manger à l’école ou à m’hydrater, à prendre soin de mon corps, à l’échauffer ou l’étirer. À 18 ans, on ne sent aucune douleur, c’est après que ça casse. Les cours de Pilates et de yoga commencent à Paris, mais c’est une exception. »

Un enfer physique et mental

Antoine est entré à l’École de Danse de l’Opéra national de Paris à 9 ans. Au retour de vacances d’été, il s’est blessé à la hanche, il avait alors 13 ans, il n’a pas pu danser de l’année. Il a redoublé, avec le même professeur, le problème de hanche a persisté. Finalement, il perdra trois années et sera contraint de démissionner. « On ne démissionne pas comme ça de l’École de Danse de l’Opéra de Paris », nous dit-il. Mais son professeur s’est acharné contre lui, deux années durant. « C’était vraiment l’enfer, mentalement et physiquement. La pression psychologique était très forte. Après avoir quitté l’École, ça a été beaucoup mieux. »

Il estime que c’est l’acharnement du professeur contre lui qui l’a brisé. « Le professeur était injuste ; un de mes camarades a subi des violences physiques de sa part. Moi, il ne me regardait pas ; il voyait que je souffrais, mais il a fallu que je finisse une leçon en larmes pour qu’il s’en soucie. La douleur n’a pas été prise en compte. On ne nous enseigne pas du tout à faire face aux blessures. Le médical à l’école, c’est zéro. Le rendez-vous de kiné dure 10 minutes, nous voyons le médecin du sport une fois tous les deux mois et ce n’est qu’à partir de la troisième division que nous avons des cours d’anatomie. La danse, c’est du mouvement, si on a le diaphragme emprisonné par le stress, l’humiliation, on ne peut pas y arriver. À cet âge, on se tait et on fait ce qu’on nous demande, quitte à mal faire les mouvements. »

Certains commencent à prendre conscience des problèmes, surtout dans la danse contemporaine. Ariane nous dit que dans les Opéras de Nice, Bordeaux*, Toulouse, Avignon, Toulon, il n’y a pas de kiné au sein de la compagnie. « À Toulouse, il vient deux fois par semaine, c’est génial. »

« La danse reste un monde fermé, conclue Ariane. À l’Opéra de Paris, Benjamin Millepied n’a pas réussi à faire changer les choses, il a claqué la porte. Ce sont de vieilles institutions. » Doit-on craindre, avec Catherine Laymet, qui nous fait le décompte des compagnies disparues, que ne subsiste bientôt plus que l’Opéra de Paris en France ?

Matthieu de GUILLEBON

* Concernant l’Opéra de Bordeaux, Marie-Lys Navarro – qui a fait toute sa carrière comme danseuse dans cette institution et qui est aujourd’hui régisseuse de scène – n’est pas d’accord avec les témoignages de Catherine Laymet et d’Ariane, comme en témoigne le message public qu’elle nous a laissé sur Facebook et que nous souhaitons reproduire ici, par souci d’honnêteté.

 



 

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