Le malaise touristique : de quoi la faillite de Thomas Cook est-elle le nom ?

Le malaise touristique : de quoi la faillite de Thomas Cook est-elle le nom ?
Publicité

Le tourisme est-il entré en crise ? Plusieurs sites connaissent une situation paradoxale : d’un côté, on veut encore plus de touristes, de l’autre, on en a assez de les voir. Quant aux touristes, il y a d’une part la masse, de l’autre les flibustiers. Un tourisme social et écologique aurait les moyens d’assumer toutes ces réalités. En aura-t-elle le temps ?

Actualité de l’économie sociale

Le tourisme est-il entré en crise ? Plusieurs signes récents le laissent penser. Si on ne regarde que ceux-ci, on peut facilement se convaincre que l’activité touristique va connaître sous peu un déclin irréversible. Et cependant, le transport aérien table toujours sur une forte croissance du trafic, les navires de croisière sont toujours plus gros et plus nombreux, il se construit toujours plus d’hôtels et de centres de villégiature dans toutes les parties du monde, et il est de nouveaux pays qui affichent d’ambitieux plans d’équipements d’accueil et de loisirs afin de prendre leur part d’un gâteau qu’ils estiment toujours prometteur. Alors, que croire ?

Plusieurs villes, plusieurs sites connaissent une situation paradoxale. D’un côté, on veut encore plus de touristes, et de l’autre, on en a assez de les voir. Ici, parce que le tourisme apporte de l’argent et des emplois, et là, parce que le tourisme apporte de la pollution, des encombrements, une envolée des prix du foncier et l’enlaidissement des rues par la multiplication des échoppes à souvenirs. Les deux points de vue sont irréconciliables, à moins de ne sélectionner que des touristes à la fois riches, généreux, raffinés, propres et discrets, ce qui n’est pas gagné d’avance, on en conviendra.

Le mouvement anti-tourisme est né à Venise, puis a contaminé Barcelone, et on commence à le sentir à Paris. Ailleurs, les croisiéristes sont accusés d’empuantir et de polluer les ports. Les Alpes et même l’Everest se couvrent de détritus. Parallèlement, le modèle du tourisme de masse à bas coûts a connu ses premiers gros ratés, avec la faillite de compagnies aériennes et celle, emblématique entre toutes, de Thomas Cook. Mais d’autres voix nous expliquent qu’il y aura toujours plus de seniors aisés dans les pays riches, toujours plus de Chinois appartenant aux classes moyennes, et qu’en conséquence la demande de voyages continuera de croître.

*

*          *

Pour y voir plus clair, il importe de distinguer ce qui doit l’être. Le tourisme en tant que tel n’existe pas ; sa réalité statistique est difficile à cerner. Ce qui existe, ce sont des activités à contenu plus ou moins touristique, notamment l’hôtellerie, la restauration, les transports et la culture. Mais il faut se garder de tout mettre dans le même sac. S’agissant d’un hôtel, d’un monument, d’un spectacle, on peut évaluer la part de son chiffre d’affaire qui relève du tourisme proprement dit. Quelquefois c’est proche de 100 %, et quelquefois de zéro. Et la moyenne générale n’a pas beaucoup de sens.

Il convient en particulier de ne pas assimiler au tourisme ce qui relève d’autres démarches, même si un voyage personnel ou professionnel peut s’agrémenter çà et là de la visite d’un musée ou d’une cave de dégustation. En effet, les paramètres permettant de prévoir leur évolution ou de prévenir leurs effets pervers ne sont pas les mêmes. Il faut en fait se limiter à deux catégories : les séjours n’ayant d’autre objet que le repos, la détente ou le dépaysement, et la fréquentation d’équipements culturels éloignés du domicile habituel, sachant que nombre de voyages organisés combinent les deux.

La démographie nous incite à penser que, tant que le monde ne souffrira pas d’un conflit majeur, la demande potentielle pour ces deux « produits » continuera d’augmenter. C’est l’offre qui sera plus ou moins contingentée. On est déjà arrivé à la saturation sur certains sites. Quant aux lieux de séjour, il reste certes des espaces que l’on peut aménager, d’autres dont on peut accroître la capacité, mais à un coût lui-même sans cesse croissant, en raison des normes, des exigences sur la qualification des personnels et sur les infrastructures de transport. C’est dire que leur rentabilité sera de moins en moins assurée. Les industries touristiques en ont fini avec leur développement débridé, notamment sur les segments à bas coûts. Elles sont arrivées à un stade de maturité, et les à-coups douloureux qu’elles subissent en ce moment ne sont pas signes d’un déclin, mais d’un palier, où les avancées alternent avec les reculs.

Quoi qu’il en soit, la demande devra s’ajuster à l’offre. D’une part, l’ère de la conquête de parts de marché quel qu’en soit le coût est bien révolue, et les prix s’aligneront sur des standards nettement plus élevés que les « bonnes affaires » d’aujourd’hui, que ce soit sur les hébergements ou sur les transports. D’autre part, les résistances sociales et les contraintes écologiques limiteront de plus en plus les capacités d’accueil des sites, contribuant là aussi à augmenter les prix moyens. La « culture pour tous » sera forcément limitée par la « pollution par tous ».

*

*          *

Une large part de la demande touristique est très grégaire. Elle ne souffre que modérément de l’entassement, de la promiscuité et des encombrements. Elle va là où le nombre va, et consomme les produits culturels que la norme sociale lui indique de consommer. Résidant de plus en plus dans de grandes métropoles de travail, elle s’en échappera en masse, à intervalles réguliers, pour séjourner dans d’autres grandes métropoles, spécialisées dans l’accueil des vacanciers. C’est là un scénario plausible, dont on voit bien, en différentes zones du globe, les prémisses.

La technique semble devoir aller dans ce sens. On connaît depuis un certain temps le « modèle Lascaux », qui réserve la fréquentation de l’original à une petite élite triée sur le volet et offre à la masse des visiteurs une copie, la plus parfaite possible. Mais à Lascaux, il n’y a qu’une seule copie, construite à côté de l’original. Il faut faire le voyage en Périgord. Les routes y sont étroites et sinueuses, les gros porteurs ne peuvent s’y poser.

L’électronique, qui continuera d’ailleurs à progresser, permet d’ores et déjà de visiter un musée chez soi. Ce n’est encore que derrière son écran. Mais on imagine très bien que, en s’inspirant de la réplique de Lascaux, des répliques électroniques dans des décors en grandeur réelle puissent être installées dans plusieurs cités touristiques mondiales où l’on pourra visiter, à sa guise ou selon le programme établi par un grand ordonnateur, aussi bien Versailles que Pise ou Louxor.

Rendus à leur tranquillité, protégés de la pollution, enfin au calme, nos sites aujourd’hui victimes des hordes de touristes pourront enfin goûter une existence paisible et heureuse. À moins que, privés des dollars laissés par leurs visiteurs, ils ne tombent en décrépitude, envahis par les herbes folles et les nids de corneilles. L’avenir est ouvert… mais ce qui est certain, c’est qu’on n’arrêtera pas la technique et que la demande grégaire ira là où l’offre se fera la plus attrayante.

*

*          *

Mais il restera toujours, à côté des masses suiveuses, des flibustiers, des gens de goût, qui aspirent à découvrir par eux-mêmes ou en petits groupes des ressources culturelles plus confidentielles. Ils sont assez nombreux tout de même, et assez aisés malgré tout, pour faire vivre une industrie touristique de niche ou d’élite et pour assurer la pérennité d’un segment d’offre de qualité supérieure et respectueuse de l’environnement. Dans cet ordre d’idées, on voit fleurir çà et là la notion de « tourisme responsable ». Je trouve cela sympathique, mais je ne puis m’empêcher de trouver cela partiel et insuffisant.

Dans les années d’après-guerre, le « tourisme social » a connu un fort développement. Il s’agissait alors de permettre aux familles de partir en vacances à moindre coût, et d’offrir à la jeunesse des lieux d’activité et de sociabilité. Cette branche de l’Économie Sociale a réalisé, à cette époque, un travail remarquable. Puis elle a vieilli et s’est étiolée, à mesure de la montée de l’individualisme et de l’élévation du niveau de vie. Aujourd’hui les besoins sont tout autres. Ils tiennent plus à la sauvegarde et à la valorisation de patrimoine qu’à l’accès au grand air et aux loisirs. Et la cible à privilégier est désormais celle des jeunes retraités.

Il existe bien un tissu d’associations héroïques où l’engagement de quelques passionnés parvient à faire des miracles. Mais c’est peu de chose, quand on considère l’écart, le gouffre, qui existe entre d’une part l’étendue du patrimoine en jachère et d’autre part les réserves inexploitées de disponibilité et d’intérêt pour la culture de cette classe d’âge nombreuse et plutôt aisée. Nous avons là un domaine quasiment vierge que l’Économie Sociale devrait occuper. Le tourisme social et écologique a de beaux jours devant lui, si tant est que liberté lui soit laissée de s’organiser et de se financer.

Philippe KAMINSKI

.
Lire les dernières chroniques de Philippe Kaminski
Économie Sociale : ni vouloir tout faire, ni vouloir trop faire (23/09)
De la surpopulation mondiale (16/09)
Suppression du prêt immobilier à taux zéro : tempête sur la maison individuelle (09/09)
Faut-il percer les Alpes ? (02/09)
.



* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.

Philippe Kaminski - Actualité de l'économie sociale



 

Publicité

Laisser une réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *