Économie sociale et économie solidaire : des frères ennemis ?

Économie sociale et économie solidaire : des frères ennemis ?
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Depuis 25 ans, nombre de conflits ont secoué l’économie sociale. Dans les années 1990, l’économie solidaire s’oppose à elle, marquant un authentique conflit de générations. Il y a une quinzaine d’années, c’est au tour de l’entrepreneuriat social de mener une offensive… Que nous apprend donc l’histoire ? Telle est la mise en perspective proposée par Philippe Kaminski.

 Actualité de l’économie sociale

25 ans, c’est un bon délai pour mieux comprendre un phénomène qu’on a vécu sans en prendre la bonne mesure. Remontons donc le temps, en pensée, d’un quart de siècle.

En ce début 1995, l’Économie Sociale en tant que réalité reconnue par les pouvoirs publics est encore bien fragile. Le Premier ministre s’appelle Édouard Balladur ; il est plus occupé par sa campagne présidentielle que par la « fracture sociale » dont il laisse l’exploitation électoraliste à son rival et vieil ami de trente ans Jacques Chirac, qui finira par le coiffer sur le poteau élyséen. Au plus obscur niveau de son équipe se trouve un délégué à l’Économie Sociale nommé Claude Fonrojet, qui n’aura guère laissé de souvenir impérissable, ni même de souvenir du tout. D’ailleurs, après la défaite de Balladur aux présidentielles, C. Fonrojet conservera ses attributions dans le gouvernement Juppé.

Il aura fallu une forte pression de plusieurs hauts responsables de l’Économie Sociale, pourtant tous acquis à la mitterrandie et éloignés du nouveau gouvernement, pour que soit maintenu le principe d’une délégation. Créée le 15 décembre 1981, celle-ci aura connu des fortunes diverses, mais sa disparition aurait symboliquement sonné le glas de l’existence officielle de l’Économie Sociale. Elle fut donc conservée, mais ne fut guère favorisée. On la confina au ministère des Affaires sociales et on désigna pour la diriger un personnage effacé, totalement novice en la matière, dont on pouvait être sûr qu’il n’entreprendrait rien de significatif.

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C’est dans cette phase de faiblesse relative que la jeune Économie Sociale fut violemment attaquée par une conjuration réunie sous le nom d’économie solidaire. J’ignore comment cette appellation s’est imposée, et ce que furent les étapes de la constitution de ce mouvement contestataire ; je me souviens seulement qu’il prit rapidement de l’ampleur, ce qui prouve qu’il devait bien répondre à un besoin d’expression collective qui n’était pas satisfait. Pêle-mêle, les nouveaux arrivants faisaient grief aux « vieilles » institutions de l’Économie Sociale de s’être embourgeoisées, bureaucratisées, banalisées ; aux banques coopératives d’être des banques comme les autres, aux mutuelles d’être des assureurs comme les autres. Eux-mêmes, à l’inverse, se voyaient jeunes, dynamiques, porteurs d’idées neuves et fécondes, et surtout authentiquement solidaires avec toute la misère du monde.

Sans doute y avait-il derrière cette opposition un authentique conflit de générations traversant la partie gauche du monde politique, et qui laissait la partie droite totalement indifférente. Il y avait aussi, bien sûr, quelque réalité, quelque consistance, dans ce que les Modernes reprochaient aux Anciens. Mais l’essentiel était ailleurs. L’Économie Sociale instituée avait du mal à s’imposer, à se donner l’image d’une force conquérante et unie ; chaque confédération y était davantage occupée à ses problèmes internes qu’intéressée à une action collective. De ce fait, elle n’avait guère cherché à intégrer dans ses organes directeurs la nébuleuse des organisations associatives périphériques non confédérées. À celles-ci, l’Économie Sociale pouvait apparaître comme une maison mal défendue, prête à être conquise.

Dans leurs tentatives de définir l’économie solidaire, que ce soit de façon intrinsèque ou en réaction contre l’Économie Sociale, les textes de 1995 apparaissent aujourd’hui confus et incantatoires. On ne sait comment leurs auteurs entendaient se situer par rapport à l’économie marchande capitaliste en cours de mondialisation qui leur faisait horreur, si c’est au-delà pour la dépasser, ou si c’est en-deçà pour retrouver le mythe d’une économie primitive totalement ou partiellement non monétaire.

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Une référence souvent évoquée est l’économiste hongrois devenu américain Karoly Polanyi, lequel n’est franchement pas ma tasse de thé. Je vois en lui une sorte de sous-Kant qui avait les mains pures, mais qui n’avait pas de mains ; j’ajouterai, qui avait imaginé une machinerie sociale pure, belle et douce, mais qui n’avait ni tournevis ni lubrifiant, et encore moins de comptabilité.

Ce qui frappe aussi, c’est la prétention à la nouveauté. Les mouvements annoncés en 1995 comme précurseurs existaient déjà vingt ans plus tôt, que ce soit dans le sillage d’Ivan Illich ou sous la bannière non traduite du small is beautiful. Henri Desroche décrivait des initiatives semblables dans la France de l’immédiate après-guerre. Toutes les époques, surtout celles traversées par des crises sociales, ont ainsi connu des épisodes mini-phalanstériens, au sein desquels beaucoup ont imaginé être les premiers, depuis la création du monde, à vivre une telle aventure.

Autre trait qui nous paraît déjà tellement anachronique, à peine vingt-cinq ans après : c’est la croyance, voire la certitude, que ces mouvements étaient annonciateurs de profondes mutations.

Comment ce fatras d’illusions, d’orgueil et de légèretés a-t-il pu tenir et se développer ? Certes non par le contenu du discours ! Mais plus sûrement par son assise sociologique. Une génération nouvelle de jeunes salariés qui ont été témoins, lors de leur enfance et pendant leurs études, de l’apparition ex nihilo et de la montée du chômage et de la précarité, ont été recrutés en masse dans des structures publiques, para-publiques ou associatives, et s’y sont collectivement assignés la mission prométhéenne d’être ceux qui feront reculer la pauvreté et feront naître de nouveaux emplois là où l’économie de leurs aînés en supprime. Il y avait là beaucoup de naïveté, mais aussi beaucoup d’impétuosité et de dévouement, choses que les « caciques » de l’Économie Sociale ne pouvaient apporter ni même comprendre.

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Curieusement, c’est le succès même de l’économie solidaire qui provoqua la fin des hostilités et la fusion des deux branches. En mars 2000, le second gouvernement Jospin se dota d’un secrétariat d’État à l’économie solidaire, confié au militant Vert Guy Hascoët. Le mot solidaire avait totalement supplanté le mot social. La conjuration semblait avoir atteint son but.

Mais les réalités du pouvoir ne sont pas celles de la contestation… et il fallut au cabinet d’Hascoët, reprenant les prérogatives de la délégation, se collecter à des enjeux autrement plus lourds que le soutien à des micro-réseaux de commerce équitable ou d’agriculture biologique. Bien que dirigés par des amis politiques, aucun des grands ministères n’aime qu’on empiète sur ses prérogatives. Et il fallut à la nouvelle structure se recentrer dare-dare sur son cœur de métier. De là est née l’ESS, hybride bâti sur un acte de foi valant réconciliation consensuelle : l’économie solidaire, c’est l’économie sociale en devenir, et l’économie sociale, c’est l’économie solidaire qui a réussi.

En 2005, dix ans après l’offensive de l’économie solidaire, l’ESS subissait une nouvelle attaque, quasiment symétrique de la précédente sur le plan idéologique, mais guidée par des griefs semblables : celle de l’entrepreneuriat social. Et malgré les concessions faites par la loi Hamon de 2014, l’issue de cette confrontation est encore incertaine. Mais ceci est une autre histoire.

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Personnellement je n’ai jamais cru à l’idée simpliste que l’économie solidaire puisse être la chenille qui finira par se transformer en papillon de l’économie sociale. Et je m’obstine à refuser les redondances inutiles en ne doublant pas la lettre S, car je considère que deux mots « économie » et « sociale », dès lors qu’ils sont accolés, forment un syntagme indissociable qui se suffit à lui-même, et qui désigne une réalité qui est solidaire par nature, ou plutôt par construction, par conception.

Quant à savoir si elle l’est dans les faits, cela n’a rien à voir ! Toute œuvre humaine est faillible, et peut aboutir au contraire des principes qu’elle affiche. Ce qu’il faut éviter, c’est de faire de la solidarité un totem, un synonyme de « l’amitié du genre humain ». Tant qu’on a pas défini de qui on veut être solidaire et dans quel cadre, on n’a émis qu’un vœu pieux, rien qui puisse faire fonctionner une entreprise (solidaire entre ses sociétaires) ou une organisation (solidaire d’un public extérieur) appartenant à l’Économie Sociale.

Philippe KAMINSKI

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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.



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