ESS et droits culturels au prisme des capabilités : capabilités et droits culturels (3/4)

ESS et droits culturels au prisme des capabilités : capabilités et droits culturels (3/4)
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Depuis près de deux ans, à travers de nombreux articles consacrés aux initiatives artistiques relevant de l’économie sociale et solidaire (ESS), à travers les chroniques de Jean-Michel Lucas et de l’association Opale, à travers de multiples entretiens écrits et vidéo, Profession Spectacle développe une analyse approfondie et exigeante sur les liens entre le milieu artistique, les droits culturels et l’ESS.

Raphaël Lhomme, professeur de sciences économiques et sociales en Franche-Comté, se propose d’éclairer en quatre articles notre débat, à partir des « capabilités », concept cher à l’économiste et philosophe Amartya Sen.

3/4. Capabilités et droits culturels

Certaines capabilités que la collectivité peut juger importantes, voire fondamentales, peuvent prétendre au statut de droits humains, que l’on peut définir comme des droits éthiques – plus que juridiques – qui visent à garantir les libertés humaines fondamentales. Or les capabilités, représentant l’ensemble des libertés réelles dont disposent les individus, englobent les droits humains. Ces droits sont reconnus aux personnes sur la simple base de leur appartenance à l’humanité, peu importe leurs autres appartenances identitaires. Ce qui fait leur importance, ce sont les libertés devant être reconnues aux êtres humains.

Parmi les droits humains, les droits culturels nous intéressent tout particulièrement ici, dans un journal tel que Profession Spectacle. S’il est difficile de donner une définition précise de ces derniers, nous pouvons toutefois rappeler qu’ils ne se limitent pas à un droit d’accès ou de participation à la vie culturelle. La Déclaration de Fribourg de 2007 souligne en effet dans son premier article que les droits culturels « font partie intégrante des droits de l’homme et doivent être interprétés selon les principes d’universalité, d’indivisibilité et d’interdépendance », au même titre que les autres droits humains. Reposant sur une définition large de la culture, ils englobent alors l’identité et le patrimoine culturels, les références à des communautés culturelles (et notamment la liberté pour un individu de choisir ses références), l’accès et la participation à la vie culturelle, l’éducation et la formation, la communication et l’information.

Les droits culturels sont donc indissociables d’autres droits fondamentaux tels que les libertés de pensée, d’expression, de religion, etc., et ne peuvent que renforcer ces derniers. Il s’agit au fond de promouvoir des droits universels et la dignité humaine, tout en respectant la diversité culturelle. S’il est encore besoin d’argumenter en faveur de l’importance de ces droits, nous pouvons nous référer à l’argumentaire élaboré par Patrice Meyer-Bisch, qui souligne notamment leur importance pour le lien social.

Promouvoir les droits humains, et donc les droits culturels, revient alors à promouvoir les capabilités des individus, et finalement leur émancipation et leur dignité humaine. La reconnaissance de libertés comme droits humains fondamentaux implique des obligations éthiques. Amartya Sen, dans un article où il se propose de donner des éléments pour une théorie des droits humains, nous indique ainsi qu’une liberté ayant acquis le statut de droit humain est « suffisamment importante pour requérir de tout un chacun d’accorder une attention significative à ce qu’il peut raisonnablement faire pour la faire progresser »1. Cela pose la question de la mise en œuvre des droits culturels.

Sen identifie trois formes d’action possibles. La première consiste à faire reconnaître institutionnellement des libertés comme des droits humains fondamentaux, ce qui, concernant les droits culturels, a déjà été réalisé – en témoignent la Déclaration de Fribourg de 2007 et leurs mentions dans différents textes de l’ONU.

La deuxième forme d’action possible est la législation. Dans le cas de la France, cela s’est matérialisé avec l’adoption de la loi NOTRe de 2015, précisant que « sur chaque territoire, les droits culturels des citoyens sont garantis par l’exercice conjoint de la compétence en matière de culture, par l’État et les collectivités territoriales ». Cette loi constitue une avancée certaine dans la reconnaissance et la promotion des droits culturels en France. Et l’on retrouve l’idée, mentionnée dans mon article précédent, selon laquelle la promotion des capabilités est notamment de la responsabilité des pouvoirs publics. Il apparaît toutefois discutable de confier cette mission exclusivement aux pouvoirs publics, dont l’action peut être plus ou moins active selon les alternances politiques ou les priorités budgétaires par exemple. Et puis, si nous ouvrons quelque peu notre horizon, on peut aisément s’imaginer que ces questions sont loin d’être la priorité de régimes autoritaires, rendant ce deuxième mode d’action inopérant dans ce cas.

D’où l’importance d’un autre acteur, la société civile. Pour Amartya Sen, la troisième forme d’action possible consiste en effet en un militantisme actif, pouvant prendre la forme de la revendication, de la défense ou de la surveillance de l’application des droits humains. Nous pouvons à cet égard souligner le rôle important que peuvent jouer les associations, très présentes dans le secteur culturel (au sens large), pour la mise en œuvre des droits culturels.

Finalement, plus qu’une opposition stérile entre pouvoirs publics et société civile, c’est plutôt la collaboration entre eux, dans une démarche de « co-construction » des politiques publiques, qui paraît plus à même de mettre en œuvre les droits culturels. À cet égard, nous pouvons souligner l’initiative menée par la région Nouvelle-Aquitaine de janvier 2017 à l’été 2018, rassemblant des acteurs de la société civile et des représentants de la région afin de réfléchir à la meilleure manière d’intégrer les droits culturels dans les pratiques des acteurs de terrain, et d’élaborer « des règlements d’interventions qui fixeront la nature des soutiens de la région aux projets respectueux des droits culturels des personnes ».

Parmi les acteurs de la société civile, il nous semble que les organisations de l’économie sociale et solidaire (ESS) ont un rôle important à jouer pour promouvoir les droits culturels, et plus généralement les capabilités. C’est ce que nous aborderons dans le prochain et dernier article.

Raphaël LHOMME


Notes :
1 Sen Amartya, « Éléments d’une théorie des droits humains », in De Munck, La liberté au prisme des capacités, Éditions de l’EHESS, 2008, p. 151.


Déjà parus

1/4. L’approche par les capabilités, un plaidoyer pour les libertés

2/4. L’importance du débat démocratique pour promouvoir les capabilités

À paraître

4/4. L’ESS comme vecteur de promotion des droits culturels



 

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