ESS et droits culturels au prisme des capabilités : importance du débat démocratique (2/4)

ESS et droits culturels au prisme des capabilités : importance du débat démocratique (2/4)
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Depuis près de deux ans, à travers de nombreux articles consacrés aux initiatives artistiques relevant de l’économie sociale et solidaire (ESS), à travers les chroniques de Jean-Michel Lucas et de l’association Opale, à travers de multiples entretiens écrits et vidéo, Profession Spectacle développe une analyse approfondie et exigeante sur les liens entre le milieu artistique, les droits culturels et l’ESS.

Raphaël Lhomme, professeur de sciences économiques et sociales en Franche-Comté, se propose d’éclairer en quatre articles notre débat, à partir des « capabilités », concept cher à l’économiste et philosophe Amartya Sen.

2/4. L’importance du débat démocratique pour promouvoir les capabilités

Nous avons vu précédemment que les capabilités constituent finalement un ensemble d’opportunités – de libertés réelles – parmi lesquelles les individus peuvent choisir, en fonction de leurs objectifs ou plans de vie. Accroître ces opportunités revient donc à accroître les capabilités et le bien-être des individus. Toutefois, toutes les options ne se valent pas, et la question de l’évaluation des différentes capabilités, de la valeur que l’on doit accorder à chacune, est centrale. Et cela d’autant plus que, selon Amartya Sen, la promotion des capabilités et l’extension des libertés réelles des individus relève d’une responsabilité sociale. Cela signifie notamment que les pouvoirs publics doivent mettre en œuvre les institutions (au sens large : règlements, lois, organisations, etc.) visant à promouvoir ces libertés.

La question qui se pose alors pour l’action publique (et plus généralement pour la société) est de savoir quelles capabilités favoriser. Chaque individu valorisant des fins différentes, il paraît difficile – pour ne pas dire impossible – de s’accorder collectivement sur l’importance relative de toutes les opportunités possibles et imaginables. Nous pouvons néanmoins nous accorder sur certaines d’entre elles, que nous jugeons importantes. Mais pour ce faire, il faut passer par la délibération publique, par un débat démocratique argumenté et aussi ouvert, objectif et impartial que possible, pour tenter de faire émerger un consensus sur les capabilités que l’on souhaite valoriser dans notre société. La « démocratie délibérative » constitue ainsi un autre élément central dans cette approche, et des médias libres et indépendants sont notamment une condition nécessaire à son bon fonctionnement. L’engagement d’organisations de la société civile – comme nous le verrons plus loin – est également important, pour mettre une question donnée à l’agenda politique et médiatique, et pour sensibiliser l’opinion et apporter des informations sur différentes causes à défendre, permettant ainsi aux citoyens de se forger leur propre opinion.

Cette évaluation collective des différentes capabilités peut être plus ou moins complexe, en fonction précisément des options que l’on évalue. Car si tout le monde peut facilement se mettre d’accord sur l’importance qu’il y a pour chacun de disposer des capabilités d’être éduqué, d’être en bonne santé, de se loger, de se nourrir, etc., d’autres capabilités plus complexes peuvent poser des difficultés.

Prenons l’exemple de l’accès à la culture – plus précisément aux arts – et aux loisirs. Dans notre société, de nombreuses inégalités en la matière subsistent, que ce soit pour des raisons économiques (revenus insuffisants), sociologiques (les personnes des milieux sociaux les plus défavorisés pouvant avoir un rapport complexe aux arts « légitimes » – la « culture légitime » analysée par le sociologue Bourdieu –, les conduisant à s’exclure eux-mêmes de ces pratiques), ou pour des raisons de santé. Ainsi, faisant écho à l’un des exemples utilisés dans le précédent article, être handicapé peut expliquer un accès restreint à certains arts, en raison des problèmes liés aux déplacements et à l’accessibilité des lieux publics ou privés1. Ces inégalités persistent malgré des mesures prises par les pouvoirs publics pour promouvoir l’accès à la culture de personnes généralement exclues : gratuité de certains musées pour les chômeurs ou les jeunes, création des MJC dans les quartiers populaires, etc.

En face de ces inégalités persistantes, nous pouvons toutefois argumenter pour que la culture constitue une capabilité importante à promouvoir dans notre société ; et cela sans nous limiter à une vision purement économique ne retenant que les retombées de « l’industrie culturelle ». En effet, nous pouvons considérer que la culture est importante – en soi – pour la vie d’un individu, favorisant son ouverture d’esprit, son imagination, son émancipation, et finalement sa qualité de vie. Mais elle l’est également pour la société tout entière, dans la mesure où, comme a pu le montrer Martha Nussbaum (autre auteure importante de l’approche par les capabilités), l’accès aux humanités et à la culture aide à développer des « émotions démocratiques », et en particulier l’empathie et l’imagination, qui permettent de mieux comprendre les positions des autres, de lutter contre l’ignorance et d’améliorer ainsi la qualité du débat démocratique2. D’autres avantages pour la collectivité seraient de renforcer le lien social entre individus, ou encore de réduire les inégalités scolaires, en favorisant l’accès à la culture des enfants des catégories défavorisées par exemple. Autant d’arguments pouvant être mis en avant pour influencer les politiques publiques en matière culturelle, et faire en sorte qu’elles offrent réellement des opportunités à chacun d’accéder à la culture.

Le débat démocratique doit donc permettre de promouvoir certaines capabilités que l’on juge importantes. Nous verrons dans le prochain article que l’approche par les capabilités permet aussi de soulever la question des droits humains – en tant que libertés humaines fondamentales – et en particulier des droits culturels.

Raphaël LHOMME


Notes :
1 Voir à ce propos : Observatoire des inégalités, Rapport sur les inégalités en France, 2017.
2 Nussbaum Martha, Les émotions démocratiques, Comment former le citoyen du XXIe siècle ?, Climats, 2011.


Déjà paru :

1/4. L’approche par les capabilités, un plaidoyer pour les libertés

À paraître

3/4. Capabilités et droits culturels

4/4. L’ESS comme vecteur de promotion des droits culturels



 

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