« Fracassés » de Kate Tempest : on ne part pas

« Fracassés » de Kate Tempest : on ne part pas
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Kate Tempest, née en 1985 dans la banlieue londonienne, est tout à la fois dramaturge, romancière et rappeuse. Les éditions de l’Arche, qui ont déjà publié Les nouveaux anciens, « poème épique urbain », publient Fracassés (titre original : Wasted), pièce de théâtre qui sera créée le 10 octobre 2018 à la Maison des arts de Créteil.

Dans une langue âpre, crue, nerveuse, qui parfois rappelle celle des livres d’Hubert Selby (on pense notamment à Last exit to Brooklyn : le Londres de la dramaturge n’est guère moins cruel que le New York de Selby), Kate Tempest met en scène trois jeunes Londoniens, très portés sur l’alcool, la cocaïne et les amphétamines, qui peinent à trouver dans leur vie – professionnelle, amicale, amoureuse – sens, espérance et consistance.

Tous nourrissent des grands projets, des rêves de succès et de départ, la soif d’un élan qui jamais ne retomberait : en ce jour anniversaire de la mort de leur ami commun, survenue dix ans plus tôt, ce désir d’une vie plus lumineuse se fait plus impérieux mais aussi plus douloureux, car une nouvelle fois échappé, consumé dans la cendre du matin gris qui succède cruellement aux récréations psychotropes. Peut-être faut-il alors se réjouir dans la grisaille quotidienne : c’est la solution qu’esquisse un personnage, sans guère convaincre ses amis. Au spectateur d’y être plus sensible peut-être.

Solitude et perdition

Kate Tempest, Fracassés, L'Arche éditeur (couverture)Ce qui domine, des didascalies initiales aux didascalies finales, c’est la solitude : l’un, Ted, crève d’ennui et de dégoût derrière son bureau et ses dossiers ; la deuxième, Charlotte, est écœurée par la bêtise et le désintérêt pour leurs élèves de ses collègues professeurs, révoltée aussi par les cruelles inégalités qui séparent les élèves des écoles publiques de ceux bien plus favorisés des institutions privées ; le troisième, Danny, ne travaille pas mais attend, depuis longtemps, qu’un prestigieux producteur s’intéresse à son groupe de rock. Ils ont vingt-cinq ans, sont amis, amants ou concubins (Danny et Charlotte, Ted et Sally, qu’on ne voit pas) mais sont seuls, perdus.

Les jours se succèdent et s’empilent sans que rien ne se construise ; la solitude est un brouillard épais qui s’insinue même dans les couples (la solitude de Ted poussant un caddie à Ikea aux côtés de Sally…). Car chacun est seul avec son désir déçu, chacun est perdu dans sa propre vie. C’est aussi le sens du titre original.

Le personnage de Danny est archétypal du décalage entre le désir et la réalisation, le fantasme et la décision : les producteurs chaque fois attendus ne viennent jamais dans le bar minable où Danny exécute ses chansons qui, finit-il par avouer, sont « de la merde » (sauf peut-être Elle ronronne ma moto : il y a de l’humour dans la pièce, même si c’est un humour cruel). On ne croit donc que très brièvement à l’« épiphanie », à son « genre de révélation » qui lui fait dire que « c’est le moment maintenant » : on ne saura jamais vraiment de quoi c’est le moment, tant les résolutions de l’intéressé sont vagues et sans lendemain, et on se dit que le caractère brumeux des résolutions de Danny tient peut-être aux drogues dont il abuse.

C’est aussi dans de telles brumes que les trois amis s’enthousiasment à l’idée de créer un commerce de livraison d’alcool à domicile.

En attendant Tony ?

Les trois personnages ont pris l’habitude de se retrouver à côté de « l’arbre de Tony ». Comme Godot, Tony ne vient pas, ne viendra plus – on imagine que celui-ci est mort accidentellement ou s’est suicidé alors qu’il était adolescent. Il est vrai que l’existence de Tony, contrairement à celle de Godot, est avérée mais elle ne paraît guère plus consistante : ses amis, lorsqu’ils tentent de se rappeler les discussions qu’ils avaient ensemble, ne trouvent que cela : « Moi, je me souviens surtout de “Grave, mec, c’est de la bombe” ou alors “File-moi une clope” ».

Malgré cela, ses amis restés vivants semblent attendre Tony, ou plus exactement attendre quelque chose de sa mort : qu’elle les décide enfin à « faire quelque chose de leur vie » ou qu’elle les attire à elle car elle leur semble parfois plus désirable que la morne existence qui les accable d’ennui.

Sens du chœur

Quelle est la fonction du chœur qui revient à cinq reprises au cours de la pièce ? On hésite entre moralisme creux, ironie et cruauté. Car certaines phrases prononcées par lui sont aussi creuses que peut l’être parfois une cervelle d’adolescent : « tu te rends compte que la coupe est pleine / Quand tu vois la goutte d’eau faire déborder le vase » ; ou encore : « L’espoir fait vivre, mais pas longtemps ». On devine qu’il y a là un rythme, des scansions, un flow qui sont peut-être destinés à être rappés. La mise en scène gagnera à compenser le manque de fond par un surcroît de rythme.

Mais l’on peut penser qu’il y a aussi de l’ironie et de la cruauté dans les paroles du chœur, tant elle sont en décalage avec le comportement des personnages : le contraste est ainsi grand, à la fin de la pièce, entre un chœur qui « positive » (« Si tu ne vis pas tes rêves / Ils resteront emprisonnés / Derrière / Tes paupières » : on dirait une publicité pour Nike) et trois personnages qui, après un week-end de défonce, reprennent, seuls, perdus, fatigués, leurs mornes activités.

On ne part pas

L’amer constat de Rimbaud s’applique à eux : « On ne part pas. – Reprenons les chemins d’ici, chargé de mon vice, le vice qui a poussé ses racines de souffrance à mon côté, dès l’âge de raison – qui monte au ciel, me bat, me renverse, me traîne » (Une saison en enfer, “Mauvais sang”). Charlotte achète un billet mais ne prend pas l’avion et Danny, en fait de train, ne fait que prendre des rails de coke.

Est-alors Ted qui dévoile la seule issue ? « C’est des petites choses qui me rendent heureux. Des trucs débiles… J’aime bien quand quelqu’un me fait une tasse de thé, exactement comme je l’aime, sans que je demande rien. J’aime bien quand Sally rigole avec la bouche pleine… j’aime bien quand le frère de Sally m’invite à regarder le rugby même si je déteste le rugby, parce que ça prouve qu’il fait un effort pour être sympa. »

Est-ce cette simplicité, cette pauvreté qui rend heureux ? Kate Tempest le pense peut-être. Rimbaud l’avait un moment entrevu : « … moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan ! » (Une saison en enfer, “Adieu”).

Frédéric DIEU

Kate Tempest, Fracassés, L’Arche, 2018, 91 p., 14 €



 

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