Fractures sociales et économie sociale

Fractures sociales et économie sociale
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Quelles que soient les fractures, elles renvoient toutes à la même opposition, celle de la « France d’en haut » par rapport à la « France d’en bas ». Cette opposition semble irréductible. L’Histoire nous enseigne pourtant qu’il existe un moyen, particulièrement efficace et peu coûteux : l’Économie Sociale

Tribune libre et hebdomadaire de Philippe Kaminski

Les mots changent vite de sens. Depuis la campagne présidentielle de 1995 qui a vu Jacques Chirac populariser le terme de « fracture sociale », cette expression est restée dans le vocabulaire courant, se fixant à l’occasion sur d’autres parties du squelette social, chacune ayant à son tour droit à sa propre fracture : numérique, générationnelle, territoriale, culturelle… mais toutes renvoient peu ou prou à une même opposition, celle de la « France d’en haut » par rapport à la « France d’en bas ».

Plus de vingt ans, bientôt un quart de siècle, nous séparent des discours préparés à l’époque par Henri Guaino, et l’on peut dire qu’ils n’ont rien perdu de leur pertinence. Ainsi le mot fracture a-t-il perdu une partie de son sens usuel, celui qui évoque un accident, puis une situation douloureuse et handicapante, mais promise à guérison si on la traite convenablement. En revanche il a conservé son sens d’unité brisée, de deux parties d’un même ensemble qui, au lieu de se compléter avec harmonie, divorcent puis s’affrontent, semblant partir vivre chacune de son côté.

C’est sans doute pourquoi l’opposition entre la France de souche et celle de l’immigration n’a pas droit au terme de fracture. Il ne s’agit plus là de la cassure d’un tibia naguère entier mais d’une greffe qui refuse de prendre, d’une intégration promise qui ne se réalise pas. Cette différence de nature ne se limite pas au vocabulaire : ce sont les groupes sociaux concernés qui s’ignorent. La France d’en bas est restée spectatrice, en 2005, lors des émeutes des banlieues. Et la France des quartiers (ou des cités) est restée à l’écart lors des récentes révoltes des Gilets Jaunes.

Avons-nous dès lors affaire à un jeu à trois, dans une logique de guerre ? Dans ce cas, toute alliance à deux contre un vaut élimination du tiers isolé. En revanche, tant que le groupe dominant maintient la distance séparant ses deux rivaux, il est assuré de conserver sa prééminence. Autre scénario est celui de la marche vers le consensus, certes semée d’embûches multiples et soumise à d’incessants retours en arrière, mais finalement plus forte que les pulsions centrifuges.

Nous sommes tous naturellement enclins à préférer la réconciliation à l’affrontement, à chercher les moyens de favoriser celle-ci afin d’éviter celui-là. Au premier rang de ces moyens, l’Histoire nous enseigne qu’il en est un, particulièrement efficace et peu coûteux : l’Économie Sociale, qui parvient aussi bien à doter les groupes défavorisés des instruments qui leur permettent de lutter à armes égales avec les groupes dominants, qu’à susciter la création de solidarités inter-groupes où les intérêts partagés prennent le pas sur les discriminations.

S’agissant de l’histoire récente de notre pays, tant face à la fracture sociale qu’à l’intégration des populations immigrées, deux questions se posent : est-ce que la situation empire, ou s’améliore ? Et quelle part y a pris l’Économie Sociale ?

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J’aimerais savoir y répondre avec assurance. Ce n’est pas le cas. À force d’entendre des Cassandre annoncer le pire, on doit bien constater qu’il n’est pas venu. Les événements de 2005 n’ont pas eu de réplique. La situation dans les banlieues fait l’objet des mêmes discours catastrophistes depuis des décennies ; elle ne semble guère évoluer, ni en mieux, ni en plus mal. Les territoires perdus de la République sont les mêmes depuis longtemps. Pourtant, les flux de migrants ne sont pas taris, et chaque nouvelle vague d’arrivants aurait dû, si l’on en croît les prophéties alarmistes, aggraver les déséquilibres. Que croire ?

Quant aux Gilets Jaunes, bien malin qui pourrait aujourd’hui pronostiquer si leur mouvement aura des répliques ou pas. Mais on peut faire à leur sujet un constat analogue à celui relatif aux jeunes des banlieues : la fracture ne semble ni se réduire, ni s’étendre, bien que les facteurs négatifs semblent s’accumuler. Manifestement, il existe des mécanismes de stabilisation et de compensation dont on n’a pas pris toute la mesure.

Et pour ce qui est de l’Économie Sociale, on aimerait bien évidemment qu’elle se montrât davantage. On a assez parlé comme cela de l’économie de la drogue ou de la disparition des services publics ! Il faudrait aussi mettre en exergue tout ce que l’ingéniosité des populations a pu mettre en œuvre pour surmonter les difficultés et rendre leur quotidien vivable.

Je n’attends pas grand chose des porte parole autorisés de l’ESS, trop dépendants d’un État dont ils attendent trop, ni des représentants de celui-ci, qui n’en parlent qu’en tuteurs ou en protecteurs. Leurs propos sont toujours d’un convenu assez désespérant. Sur les banlieues, on ne sort jamais de la bienpensance officielle, et sur les gilets jaunes, c’est beurk le diesel, et comment se fait-il que ces gens-là ne soient pas heureux de voir s’installer des éoliennes ?

Comme il serait agréable que la promotion de l’Économie Sociale soit plurielle, à l’image de toutes les composantes de la société française, de ses fractures et de ses fissures, et non d’une seule d’entre elles, si assurée de sa légitimité qu’elle ne perçoit même pas qu’elle est en situation de monopole et que cela ne rend service à personne !

Philippe KAMINSKI

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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, notamment en lien avec l’ESS.



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