Commerce de l’ivoire : l’Europe durcit ses règles et ébranle le secteur musical

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L’Union européenne durcit sa réglementation sur le commerce de l’ivoire. Si la facture instrumentale a obtenu une exemption rassurante pour les instruments de musique, une formulation dans le texte – qui entre en vigueur aujourd’hui – inquiète toujours et bouleverse possiblement ce secteur déjà bien fragilisé.

Selon la Commission européenne, entre 20 000 et 30 000 éléphants sont tués chaque année, essentiellement pour leur ivoire, mettant ainsi l’espèce en danger d’extinction. Après l’adoption de premières règles en 2017 (faisant suite à un règlement du 4 mai 2009), l’Union européenne a décidé de renforcer sa réglementation en prohibant la plupart des formes de commerce de l’ivoire sur son marché intérieur.

Une exception notable : les instruments de musique

Décidées par la Commission européenne le 16 décembre dernier, après quatre années de travaux, d’échanges et de discussions, ces nouvelles mesures entrent en application ce mercredi 19 janvier 2022.

Il existe toutefois quelques exceptions à cette interdiction massive : le commerce des instruments de musique en est une des plus importantes, pour le secteur artistique, car il représente de très faibles volumes d’ivoire. Les archets ont par exemple une plaque de tête qui pèse moins d’un gramme. Sont aussi concernés des instruments à vent anciens et des instruments à clavier (pianos, orgues, etc.).

S’il n’est évidemment plus question de fabriquer de nouveaux instruments ou archets contenant de l’ivoire, l’enjeu pour la facture instrumentale est de préserver la vente, l’acquisition et la réparation d’instruments de musique existants, dont certains présentent une forte valeur artistique et patrimoniale.

« Si elle est rigoureusement appliquée, cette exception ne présente pas de risque pour les espèces menacées », confirme la Fédération internationale des musiciens (FIM), qui représente au niveau mondial les syndicats de musiciens et leurs organisations représentatives équivalentes. L’organisation professionnelle a par ailleurs publié, en partenariat avec Pearle, fédération européenne des organisations de concerts et de spectacles musicaux, un guide pratique sur les réglementations mises en place par la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES).

Modifications majeures dans la réglementation

Dans les faits, plusieurs changements sont à noter. Dans la réglementation de 2017, la vente d’ivoire est possible avec un certificat de l’Union européenne, à condition bien sûr que la matière ait été importée légalement en Europe. Avec les nouvelles mesures, l’exploitation commerciale de l’ivoire n’est plus possible dans son marché intérieur.

Les instruments de musique et accessoires qui sortent de l’interdiction générale de commerce des objets contenant de l’ivoire sont ceux qui utilisent la matière acquise légalement avant 1975, ce qui signifie que ces instruments peuvent avoir été fabriqués ultérieurement. La Commission européenne ajoute par ailleurs que les instruments de musique à vocation exclusivement ornementale sortent de cette exception. Il faut, dit-elle, que l’instrument ait été joué « récemment » par un « artiste-interprète ».

Si les stocks d’ivoire brut légalement acquis peuvent continuer d’être utilisés pour le remplacement de pièces d’ivoire et la restauration des instruments fabriqués avant 1975, il est en revanche formellement interdit de fabriquer tout nouvel instrument contenant de l’ivoire, même si celui-ci date d’avant 1975, à partir de ce mercredi 19 janvier 2022.

Enfin, il est désormais exigé, pour chaque instrument de musique dit « antique », c’est-à-dire datant d’avant 1947, un certificat CITES.

Une définition problématique

Les organisations professionnelles saluent ces mesures qui visent à mettre un terme au braconnage d’éléphants et à préserver l’environnement, mais s’interrogent néanmoins sur la définition que donne la nouvelle réglementation d’un instrument de musique d’avant 1975 : « instrument de musique contenant de l’ivoire acquis légalement avant 1975 qui est, ou a été jusqu’à récemment, utilisé par un artiste interprète et n’est donc pas simplement un objet décoratif ».

« La définition retenue pour l’instrument de musique est inadaptée et demande à être revue de toute urgence », confirme de son côté la Chambre syndicale de la facture instrumentale (CSFI), quand la FIM se contente d’évoquer sobrement la nécessité de « quelques éclaircissements de la Commission ». En cause : l’emploi des termes « récemment » et « artiste interprète » dans le texte du règlement européen, qui ne sont pour le secteur ni précis ni adaptés à sa réalité.

Pourquoi, dès lors, une telle définition ? « On comprend ce qu’a voulu faire la Commission européenne : éviter que cette exception bénéficie à des collectionneurs, qui se contenteraient de détenir des instruments de musique contenant de l’ivoire à des fins purement décoratives ou spéculatives », explique Benoît Machuel, secrétaire général de la FIM, sur France Musique, en qualifiant aussitôt de « stupides » les conséquences d’une telle formulation.

« Ceci va à l’encontre du cycle de vie de l’instrument de musique qui dépasse la durée de vie du musicien, poursuit la CSFI. Tout au long de son existence, l’instrument de musique peut appartenir à des musiciens, à des non musiciens, des luthiers et autres facteurs d’instruments, etc. Les périodes de jeu de l’instrument peuvent être interrompues sans que cela n’en dénature pour autant sa fonction d’instrument. »

La crainte d’un nouveau coup dur

Que faire en effet d’un instrument contenant de l’ivoire, transmis de génération en génération sans qu’il soit automatiquement en état aujourd’hui ? C’est la valeur artistique et patrimoniale des instruments qui importe, selon la CSFI, et non d’abord le fait qu’ils contiennent de l’ivoire. « Le texte, tel qu’il est rédigé, rend ces instruments incessibles et réduits donc leur valeur à néant, insiste la chambre syndicale. Ceci revient à condamner des instruments en attente de restauration qui pourraient servir de nouveau et qui sont des pièces artistiques à part entière. »

Si la défense d’une espèce protégée et le renforcement des règles vont ainsi dans le bon sens, selon la CSFI, celle-ci craint néanmoins que les ambiguïtés restantes portent « un coup dur à une profession et à une activité à haute valeur patrimoniale » et demande par conséquent une révision rapide de la définition de l’instrument de musique.

Pierre Gelin-MONASTIER

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