La langue française, patrimoine à préserver ou instrument de puissance ?

La langue française, patrimoine à préserver ou instrument de puissance ?
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La langue française est aujourd’hui attaquée sur trois fronts différents dont les effets se cumulent. Il y aurait bien différentes thématiques sur lesquelles s’appuyer, pour répondre à cet appauvrissement, mais les Français le veulent-ils vraiment ?

Actualité de l’économie sociale

Défendre la langue française m’a toujours paru aller de soi. Et tellement aller de soi que je n’ai jamais été très à l’aise pour expliquer pourquoi. Depuis le temps, j’ai dû lire des tonnes d’articles et de pamphlets portant haut cette noble cause. Ils m’ont quasiment tous laissé songeur ; quelques passages suscitaient certes en moi une adhésion franche, voire enthousiaste, mais les conclusions, la tonalité d’ensemble, ne me donnaient qu’un vague sentiment d’impuissance et de résignation.

Quelle que soit la matière, une posture défensive est toujours un handicap. Elle appelle un nouvel échec, un nouveau recul, avec pour seule ambition de le retarder quelque peu. Mais pire encore est la posture nostalgique. Ah, qu’elle était belle, la France, au temps de sa grandeur ! Mère des arts, des armes et des lois, sa langue rayonnait sur le monde entier et tous les peuples chantaient sa louange. Ce Paradis perdu apparaît d’autant plus comme un Paradis qu’il est perdu et bien perdu. Le célébrer peut être beau comme du Chateaubriand, ce n’en est pas moins désespérant comme du Nerval.

On évoque souvent la trahison des élites. À juste titre, car elles ne cessent de se montrer indignes. Mais il faut aussi déplorer l’indifférence des masses. Visiblement, il n’y aurait pas plus d’unanimité populaire à défendre la langue qu’il n’y en a eu pour défendre le franc quand nous sommes passés à l’euro. S’il prenait l’envie à un gouvernement de décréter le passage général de la France à la langue anglaise dans un délai de dix ans, je prends les paris que la rue lui opposerait bien peu de résistance.

Pourtant la langue fait partie du patrimoine commun, au même titre que les sites naturels, les monuments et œuvres d’art, les traditions et cultures populaires. Mais l’attachement qu’on lui porte semble moindre. Je ne m’explique pas pourquoi.

Je suis habitué à entendre dire qu’une langue vivante doit s’adapter en permanence, évoluer, se diversifier. Que les créoles, l’argot, les apports étrangers lui sont autant d’enrichissements. Pourtant on n’en dira pas autant de tel biotope qu’il faut protéger de toute construction nouvelle, de telle espèce animale en péril, de tel vestige antique qui doit être préservé du moindre champignon lithophage. Or les affronts que subit de nos jours la langue française ne sont pas de ces apports doux et progressifs qui se fondent dans l’harmonie d’un paysage depuis longtemps modelé par la présence humaine ; ils tiennent bien davantage de l’irruption d’espèces invasives, de la multiplication de décharges sauvages, ou du déversement de boues cyanurées dans les rivières à truites. Et il faudrait laisser faire sans réagir, mettre cela sur le compte d’une transformation inéluctable, bénigne, voire bienfaisante ?

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La langue française est attaquée sur trois fronts différents dont les effets se cumulent. Il y a d’abord, bien entendu, l’omniprésence de l’anglais, sous toutes ses formes, vulgaire comme technique, porté par les médias et par la publicité, touchant le vocabulaire comme la syntaxe. On peut n’y voir qu’un effet de la domination mondiale de l’économie américaine, de ses marques et de ses productions « culturelles ». Ceci est réel, bien entendu, mais ce n’est plus que partiel. L’anglais est de moins en moins la langue d’une grande puissance, aussi hégémonique soit-elle, et de plus en plus l’idiome partagé de plein gré, d’une part par une vaste classe d’élites mondialisées en provenance de tous les pays, d’autre part par des organisations internationales de toute nature. Je pense, entre autres, aux industries du transport de marchandises, ou de la navigation aérienne ; ce sont devenus des mondes anglophones unilingues, qui ne sont en rien inféodés aux intérêts américains. En ce sens, toutes les langues en souffrent, toutes se voient amputées d’une partie de leur champ d’expression.

Le français en souffre peut-être plus que d’autres, du moins en France, dans la mesure où il y existe un penchant largement partagé pour la soumission et l’auto-dénigrement. Tout se passe comme si une large partie de l’opinion française, lasse d’avoir longtemps été une puissance de premier plan, n’aspirait plus qu’à une tranquille décadence. Je ne sais si, par ailleurs, l’obligation de s’exprimer en français éveille ou non dans l’inconscient collectif l’impérialisme exercé jadis à l’encontre des langues locales ; mais curieusement, l’option anglaise apparaît non comme un impérialisme subi, mais comme une liberté de choix, un geste de modernité et d’efficacité économique. C’est bien triste mais comment remonter la pente ? Rien n’est plus satisfaisant pour un dominant que de voir son dominé heureux de l’être…

Le second front où la pauvre langue française est engagée vient de l’intérieur. C’est la subversion de ses fondements logiques et historiques par une idéologie qui a vu en elle un point faible, facile à attaquer. Les féministes qui cherchent à imposer l’écriture inclusive auraient choisi un autre terrain de jeu si la langue française avait été davantage aimée et plus jalousement gardée. Elles n’ont aucune considération pour la langue, et se moquent bien des dégâts et de l’enlaidissement qu’elles peuvent y provoquer ; elles y ont simplement vu une cible aisée à conquérir.

Le troisième front, lui, est totalement externe, mais procède de causes semblables. Au temps de nos colonies, le bloc de l’Est faisait feu de tout bois pour dénoncer la présence française outre-mer, et la langue en était un élément, mais rien qu’un élément. Avec les indépendances, puis la fin de l’URSS, le courant tiers-mondiste marxiste perdait de sa raison d’être et semblait en voie de disparition. Or le voici qui revient en force aujourd’hui, portant un discours absurde mais qui gagne en influence. La langue française est la première visée. Elle est vilipendée, à l’instar du franc CFA, à l’instar de l’OIF (Organisation internationale de la francophonie) comme un instrument de la domination française. Tout ceci soi-disant pour favoriser les langues vernaculaires, en fait au seul bénéfice de l’anglais.

Pauvres gens ! Il leur suffirait de voir le pourcentage ridicule (hélas !) de nos échanges avec les pays francophones, et surtout de savoir à quel point l’opinion française se contrefiche du franc CFA, pour comprendre combien leurs arguments sont ineptes. Mais sans doute le savent-ils ! Ils ne s’en prennent à la France que parce qu’ils la voient faible et prête à s’auto-flageller. Ils ne s’en prennent à la langue française que parce qu’ils savent que personne en France n’est prêt à la défendre ! Mais nous aurions grand tort de traiter ces mouvements par un haussement d’épaule. Tout nouveau recul du français dans le monde, notamment en Afrique, nous coûterait très cher.

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À ces dangers qui menacent la langue française et pourraient en précipiter le déclin, il est une réponse optimiste institutionnelle. Elle consiste à faire une liste de toutes les institutions officielles, ou reconnues par une instance officielle, liées à la langue française et à la francophonie. Bien entendu on ne parlera pas de leur activité réelle, de leur budget, de leurs résultats. Mais on se satisfera, à bon compte, de voir que tous les domaines possibles et imaginables sont couverts.

C’est très faible, intrinsèquement, et surtout parce que ça n’ouvre sur aucune possibilité d’action. Que des fonctionnaires soient contents d’eux, qu’ils présentent à leurs cabinets respectifs de quoi rassurer tout le monde, passe encore ; mais que cela aboutisse à un « Circulez, y’a rien à voir », nous ne pouvons l’accepter, alors qu’il y a urgence à réagir.

La loi Toubon, qui a succédé en 1994 aux lois Bas-Lauriol de 1975, n’est plus qu’un rempart de sable de plage face à l’armée des contrevenants, au premier rang desquels figurent nos universités, nos villes petites ou grandes et bien sûr nos écoles de commerce, qui n’ont de cesse que de s’angliciser toujours davantage. Et cette loi Toubon n’est pas adaptée pour contrer les nouveaux assauts qui sont portés à la langue française. Mais est-ce d’une nouvelle loi dont nous avons besoin ? Tant que les Français ne redeviendront pas fiers d’eux-mêmes, de leur Histoire et de leur langue, les ennemis de l’intérieur comme de l’extérieur s’en prendront à la France, proie facile et quasiment offerte.

Si je connaissais la solution, je l’aurais exposée depuis longtemps. Il nous faut procéder à un vaste effort collectif de réflexion pour imaginer les bonnes stratégies face aux enjeux d’aujourd’hui. Je pense qu’en tout état de cause il faudra s’appuyer, au moins, sur trois thématiques.

D’abord, la diversité. Il est pour le moins curieux que celle-ci soit encensée lorsqu’il est question d’écologie, alors qu’en matière culturelle et linguistique, le monde se soit engagé à marche forcée dans un processus de mondialisation uniformisante et appauvrissante. Il est malheureusement exact qu’au nom de la prééminence de la langue française, les jacobins aient jadis tenté d’éradiquer le breton, le basque ou le provençal (j’arrête là la liste, mais il y en a bien d’autres). D’une part, rien n’est irréversible, et les différentes langues de France peuvent retrouver vigueur et avenir. Mais d’autre part, la langue française ne doit en rien être tenue comptable des errements des jacobins. Elle est aujourd’hui, à l’échelle mondiale, parmi les quelques langues les mieux placées, peut-être bien la mieux placée, pour permettre et imposer diversité et pluralisme dans le monde futur. Elle est un trésor de l’humanité toute entière. Ce message, à nous de le porter, à la ville et au monde.

Ensuite, notre patrimoine littéraire. C’est peu de dire qu’il est inégalable. Il ne se réduit pas à certaines grandes figures dont on ne retient aujourd’hui que quelques déclarations bien dans l’air du temps. Certes, il peut être traduit, et il est bien qu’il le soit. Mais chacun sent bien que c’est dans la communion avec le texte original que le lecteur peut réellement s’enrichir. Ne pêchons pas par pudeur ou par modestie. Promouvoir de par le monde la possibilité de lire et s’approprier les chefs d’œuvre de la littérature en langue française, c’est apporter à l’humanité un service irremplaçable. Car plus il y aura de lecteurs en français, plus il s’en trouvera pour apprendre le russe, l’espagnol ou l’allemand ; à l’inverse, moins il y en aura, et plus nous irons vers une sous-culture débile où deux cents mots d’anglais basique suffiront pour mener en tout point du globe une existence de légume abruti.

Enfin, les enseignants. Quoique je m’en défende, mes anciens professeurs de français ont certainement été pour beaucoup dans ce que je suis maintenant. Le souci de respecter les formulations correctes, de trouver une bonne harmonie des mots, même dans la prose la plus triviale, me vient d’eux et n’est pas né tout seul, par hasard. Dans chaque pays du monde, il y a des professeurs de français. Ce sont nos apôtres, nos missionnaires. Ce sont eux qui sont en première ligne, qui préparent notre avenir. Il faut leur rendre hommage, les soutenir, les motiver encore et encore. Il faut multiplier leur nombre, par deux, par dix. Il faut aussi, bien sûr, des outils numériques, les meilleurs possibles ; mais rien ne se fera sans le concours de professeurs en chair et en os.

Philippe KAMINSKI

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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.



 

 

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