Le critique comme pêcheur

Le critique comme pêcheur
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Vagabondage théâtral

J’aime bien l’image du critique comme pêcheur (et non pécheur, encore que). Je ne sais plus où j’ai trouvé cette image (voir ma petite chronique sur la mémoire), ni même s’il s’agissait bien de cela, mais enfin, comme je me suis contenté de noter sur un bout de papier « le critique comme pêcheur », allez savoir pourquoi, il faut bien que je me dépatouille maintenant avec. Bref l’image me plaît bien, c’est celle d’un homme (ou d’une femme) lançant le filet dans l’eau dans un geste forcément auguste – un peu comme le semeur – afin d’en ramener quelque prise appétissante. J’avais jadis moi-même utilisé cette expression imagée pour expliquer qu’au fond le critique lançait son filet dans le but complètement vain de ramener l’eau elle-même ! Il y a bien de cela dans notre très vaine activité, mais enfin nous continuons à pêcher comme si de rien n’était. C’est sans doute notre manière de pratiquer l’utopie.

Il y a les pêcheurs en haute mer, d’autres en eaux troubles, les pêcheurs du dimanche qui somnolent en attendant que cela morde et les pêcheurs sportifs, ceux qui sont prêts à suivre leurs prises jusqu’au bout du monde dans un combat singulier, voire titanesque, etc. Il y a ceux qui se jettent carrément dans l’eau, et d’autres qui restent sagement (peureusement ?) sur le rivage, en grands délicats qu’ils sont. Il y a, dans tous les cas de figure, l’espoir sinon la volonté de ramener quelque chose, sinon pourquoi passerions-nous notre temps, soir après soir, à continuer à fréquenter les salles de théâtre alors que l’on sait bien qu’il y a neuf chances sur dix pour que l’on retourne chez nous, déçus, frustrés, pis, en colère. Nous avons toujours l’espoir de ramener dans nos filets « la » prise, celle qui nous fait oublier d’un seul coup d’un seul toutes les soirées « perdues » à attendre un miracle. Dieu que la prise est belle, voilà qui nous suffit pour un bon bout de temps, jusqu’à la prochaine fois… Il y a aussi les pêcheurs du dimanche, ceux qui se la coulent douce en attendant que ça veuille bien mordre ; ceux-là sont des philosophes qui n’attendent pas grand-chose de la vie ; c’est la vie qui se charge de leur apporter quelque chose…

Comme la pêche est un véritable sport, il y a forcément des accidents. Des accidents de haute mer avec ses disparus. Critiques seuls ou avec leurs embarcations (entendez par là leurs journaux ou périodiques : paix à leur âme !). Bien fait pour eux dirons les grincheux, les envieux, les cyniques dont notre monde (théâtral) est rempli. N’avaient qu’à pas aller se mettre en danger dans des eaux inconnues ! Certains disparaissent complètement, on ne sait même pas ce qu’ils sont devenus, d’ailleurs on s’en fiche complètement, d’autres, même blessés voire mutilés, s’accrochent désespérément et reviennent à la charge, c’en est pathétique. C’est qu’il y a toujours un petit compte à régler quelque part, avec soi et surtout avec les autres. Enfin il y a les nababs, ceux qui ont tout vu, tout gagné, et qui trônent, repus, au milieu de leurs trophées. Il faut de tout, paraît-il, pour faire un monde. Ah, le monde de la critique (ou ce qu’il en reste)…

Jean-Pierre HAN

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Critique dramatique et rédacteur en chef des Lettres Françaises, directeur de la publication et rédacteur en chef de Frictions, Jean-Pierre Han est une des plumes incontestées du monde théâtral, privilégiant une approche essentiellement politique. « Vagabondage théâtral » est sa chronique mensuelle pour les lecteurs de Profession Spectacle.


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