Le sommeil du juste

Le sommeil du juste
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Critique dramatique et rédacteur en chef des Lettres Françaises, directeur de la publication et rédacteur en chef de Frictions, Jean-Pierre Han est une des plumes incontestées du monde théâtral, privilégiant une approche essentiellement politique. « Vagabondage théâtral » est sa chronique mensuelle pour les lecteurs de Profession Spectacle.

« Vagabondage théâtral »

Il finissait sa carrière de journaliste théâtral, je commençais la mienne. C’était un homme charmant doté d’un sens de l’humour développé. Son dernier grand projet consistait à écrire un livre dont il avait déjà le titre à défaut d’autres développements : J’ai longtemps dormi au théâtre. Comme André Camp – c’est de lui qu’il s’agit – n’était pas homme à écrire n’importe quoi ou à mentir, il avait depuis longtemps mis en pratique ce qu’il annonçait dans son futur ouvrage : il s’assoupissait souvent au théâtre. On ne saurait le lui reprocher tant on nous donne souvent matière à tomber dans la pire des somnolences, mais au-delà de ce fait, on constatera à lire les comptes rendus des spécialistes de l’endormissement au théâtre qu’ils ne sont pas si mauvais que cela, ils sont même, pour certains d’entre eux, tout à fait pertinents.

Dans son sommeil paradoxal le critique capte tout et même plus parfois ! D’ailleurs souvenons-nous du grand critique qu’était en son temps Robert Kanters, devenu aveugle sur ses vieux jours, il venait toujours au théâtre accompagné d’un jeune homme qui lui racontait au creux de l’oreille (encore qu’à cet âge vénérable on devient aussi un peu sourd) les mouvements sur le plateau, lui décrivait le décor, etc. Les critiques de Kanters (dans l’Express si mes souvenirs sont exacts) étaient remarquables…

Comment ne pourrait-on pas avoir la tentation de dormir au théâtre ? Vous êtes là bien au chaud dans une douce pénombre, comme dans le ventre de votre mère… oh bienheureuse béatitude ! Sur le plateau, au lointain, des individus, hommes et femmes en qui vous avez toute confiance s’échangent des répliques ; c’est un doux murmure qui rappelle les conversations feutrées des adultes, lorsqu’enfant vous dormiez dans un coin de la chambre. Vous êtes bercés, en sécurité : vous savez que les grandes personnes que vous aimez veillent sur vous…

Il arrive malheureusement (rarement quand même) que des malotrus fassent tout sur la scène et même parfois hors de scène (ils vont jusqu’à descendre dans la salle) pour troubler votre repos, voire à carrément vous interpeller. C’est même devenu un tic à la mode ; je suppose que ça doit faire jeune, mais à la longue cela devient forcément lassant. Votre seule vengeance consistera à le signifier vertement dans vos critiques… Mince consolation.

Il ne faut pas croire que dormir au théâtre est une occupation de tout repos ! Cela demande une certaine habileté et une certaine persévérance. Dormir dans un bon fauteuil d’orchestre est relativement simple. C’est déjà plus compliqué sur un strapontin. Et il faut une volonté de fer pour y parvenir sur des gradins, les pieds au-dessus du vide. Autre écueil, les voisins. Ne pas trop pencher sa tête sur l’épaule de sa voisine, lui donner éventuellement le change (surtout lorsqu’il s’agit d’une consœur prête à vous dénoncer à toute la corporation), et si d’aventure vous commencez à émettre un doux sifflement qui se transforme rapidement en ronflement, il s’agit promptement de faire semblant de se racler la gorge. Autre danger : ne pas se faire voir des interprètes lorsque vous êtes de plain pied avec la scène où ils évoluent, cela pourrait avoir un néfaste effet de communication…

Bref, dormir au théâtre est aussi un art.

Jean-Pierre HAN

Retrouvez tous les vagabondages de Jean-Pierre Han :

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