« Les chants du mort » : une poésie du dernier voyage surgie des entrailles du peuple roumain

« Les chants du mort » : une poésie du dernier voyage surgie des entrailles du peuple roumain
Publicité

C’est un trésor que viennent de ré-exhumer les éditions genevoises de La Baconnière : un petit recueil de chants populaires roumains destinés à accompagner le rituel funéraire, dont la puissance poétique envoûtante, native, surgit d’une naïveté, d’un imaginaire et d’un récitatif rassemblant en une seule profonde liturgie, croyances païennes et chrétiennes, envolée vers le mythe et précision du rituel.

Un recueil de chants populaires par lesquels les vivants accompagnent les morts vers leur dernière demeure, une demeure lumineuse dont il est espéré et professé qu’elle n’est pas séparée du monde des vivants.

Recueillis dans les campagnes du Sud-ouest de la Roumanie et transcris dans les années 1930 par l’ethnomusicologue roumain Constantin Brăiloiu, traduits en français dès 1939 par le poète roumain avant-gardiste exilé en France Ilarie Voronca, ces chants constituent un office liturgique confié à des pleureuses qui sont de quasi-prêtresses (elles ne peuvent être parentes du mort). Ils sont aussi un objet et un lieu de rencontre : rencontre, nous l’avons dit, entre croyances païennes et chrétiennes mais rencontres aussi entre folklore et poésie, entre « monde latin de l’Est » et monde occidental, entre mythe et quotidien ; rencontre enfin entre tradition et avant-garde. L’on ne doit donc pas s’étonner que, malgré leur usage funéraire, leur beauté primitive, naïve et brute ait fasciné de nombreux écrivains et artistes. Et l’on peut même penser que leur archaïsme apparent cache une riche civilisation : les anthropologues et ethnologues ne s’accordent-ils pas pour faire du culte rendu aux morts l’une des manifestations universelles et éminentes de la civilisation humaine ?

Accompagner le mort, représenter la mort

Les chants du mort, recueillis par Constantin Brailoiu, La Baconnière, GenèveChants rituels de tradition orale, les chants du mort accompagnent les différentes étapes de la cérémonie funéraire, depuis la veille jusqu’au transport du défunt au cimetière et à l’inhumation. Le voyage du mort vers l’Au-delà est en effet une errance et une itinérance, un voyage périlleux, une transition vulnérable entre le monde des vivants et le monde des morts « car il est en route / d’un monde dans l’autre ». Le mort est un « blanc errant » qui parle avec les femmes venues à l’aube chanter à son chevet, apprend à reconnaître le bon chemin, franchit des gués dangereux et des douanes célestes, rencontre des animaux et des êtres bienveillants qui le guident vers un Autre Monde heureux. Ces chants sont exécutés en chœur, avec parfois une technique antiphonique, par des groupes de femmes composés d’au moins trois pleureuses expertes dans le répertoire funéraire, spécialement appelées par les parents du défunt.

Le contraste est saisissant entre la qualification du mort de « blanc errant » et la représentation de la mort en « corneille noire, / tournant dans le ciel ». Hypostase mythique de la mort, cette corneille frappe l’homme avec ses ailes puis lui voile les yeux et lui scelle les lèvres. L’immense détresse, l’immense précarité du mourant n’est donc pas tue. Le moment de la mort est dit et l’on songe au chant traditionnel américain In my time of dying qui a irrigué le Blues du Delta et s’est frayé un chemin, via des groupes comme Led Zeppelin, jusqu’à des périodes plus récentes.

Mais le mort n’est heureusement pas seul sur la route qui doit le mener dans l’Autre Monde.

La bonne route du dernier voyage

Loin d’être amarré à une fixité cadavérique, le défunt est pérégrin : « tu es voyageur / la rosée sur tes pieds, / le brouillard à l’échine. » Il lui faut donc trouver la bonne route, celle qui se trouve « à main droite, / car c’est route pure / tracée par des bœufs / ensemencée de blé / toutes tables mises / flambeaux allumés. ». Sur cette route doivent toutefois être franchies des « douanes du ciel », tenues par des anges rebelles qui sont demeurés suspendus dans les airs au moment de la chute et qui arrêtent les âmes des morts, jugeant leurs actions et pouvant mettre fin à leur progression.

Mais dans cet univers traditionnel où l’homme est inscrit dans la Création, où il voisine avec les animaux et se trouve épaulé par la divinité, le viatique, qui autorise cette progression, prend la forme de la loutre (qui aide à franchir les rivières) et du loup (qui assiste le mort dans les plus difficiles sentiers). Il prend la forme aussi d’un « ormeau en fleurs » dont il ne faut pas avoir peur car « c’est la Vierge Marie », de coqs qu’il ne faut pas craindre car ce sont « les Anges qui crient ».

La bonne dernière demeure

Dans sa topographie quotidienne et idyllique, la communauté des morts imite la communauté des vivants dont elle n’est pas irrémédiablement séparée : la mort, les morts, font partie de la vie, des vivants ; une communication régulière et rituelle s’établit entre eux. Quelle est cette dernière et bonne demeure ? C’est, dans une vallée, « une grande maison / vitres au soleil, / porte sur la grand’route ». C’est une maison construite par sept maçons à qui l’on demande de laisser dans ses murs « sept petites fenêtres », par où toujours la terre, la lumière, l’amour, la vie pourront entrer.

Car par la première fenêtre entrent le pain et la lumière, par la deuxième une source d’eau qui est « l’amour de ton père », par la troisième « une odeur de fleurs / l’amour de tes sœurs », par la quatrième les épis de blé, la cinquième le cep de la vigne « avec tout son fruit », la sixième « le rai du soleil / avec sa chaleur », par la septième enfin, « le vent, sa fraîcheur ».

Du monde païen au monde chrétien, de l’archaïsme à l’avant-garde

Symbole païen lié à la fête du solstice d’hiver, devenu symbole chrétien depuis que la fête de Noël s’est substituée à cette première fête, le sapin est un élément essentiel du rituel funéraire roumain. Il est en effet d’usage d’abattre un sapin quelques jours avant l’enterrement afin de le replanter près de l’endroit où est enterré le défunt. D’une façon imagée et poignante, qui n’est pas sans rappeler Francis Jammes ou Georges Brassens (« Le grand chêne »), la complainte du sapin qui figure parmi les chants du mort dit la douleur de l’arbre arraché de son sol pour veiller le défunt et lui être un arbre de vie :

« Mais ils m’ont mis
au milieu des champs,
au chevet d’un gars,
que la nuit j’entende
les chiens aboyer,
hurler dans le vide ;
que le jour j’entende
les oiseaux chanter,
les femmes gémir
et les prêtres lire :
que la pluie me pleuve,
les branches me mouillent ;
que le vent me vente,
… que la neige neige »

La présence ornementale, liturgique et vitale du sapin marque une continuité, une rencontre, entre monde païen et monde chrétien.

C’est enfin l’ensemble de l’œuvre qui a fait se rencontrer l’archaïsme ou la tradition et l’avant-garde, en raison peut-être de la volonté de la seconde de fuir tout académisme élitiste et de retrouver le cœur battant d’un folklore populaire bien plus proche de la « vraie vie ». Cette rencontre doit beaucoup, bien entendu, aux exilés roumains : à Ilarie Voronca, nous l’avons dit, mais aussi à Eugène Ionesco qui, le 21 juillet 1943, lit les chants du mort sur Radio-Marseille ou encore Constantin Brancusi qui avait l’habitude de les déclamer devant ses hôtes (Marcel Duchamp, Man Ray, Erik Satie). Du côté des Français, c’est Albert Camus qui édita les chants en 1947 dans la collection « Poésie et théâtre » qu’il dirigeait chez l’éditeur Edmond Charlot, et c’est Roger Caillois, grand spécialiste du sacré, qui décida d’inclure certains d’entre eux dans son anthologie de la poésie universelle.

Pier Paolo Pasolini les choisit enfin pour illustrer certains passages de son film Œdipe-Roi, disant aimer dans ces airs populaires leur extrême ambiguïté : « Ils sont à mi-chemin entre les chants slaves, grecs et arabes, ils sont indéfinissables… ils sont un peu hors de l’Histoire ».

C’est qu’ils dépassent en effet le temps de l’Histoire pour plonger dans l’éternité, et peut-être la vérité, du Mythe.

Frédéric DIEU

Les chants du mort, recueillis par Constantin Brailoiu, La Baconnière, Genève, 2018, 75 p., 8 €



 

Publicité

2 commentaires

  1. Bonjour, je viens de découvrir aujourd’hui, grâce à votre article, que Brancusi lisait « Les Chants du mort » à ses amis… C’est pour moi une découverte formidable. Pourriez-vous, s’il vous plaît, m’indiquer la source de cette information ?

    L’une de mes oeuvres, intitulée « La Punition de l’écrivain » (et qui va paraître dans un livre regroupant plusieurs des mes recueils aux éditions TriArtis en septembre) évoque à la fois justement « Les Chants du mort » et le site de Tirgu Jiu. Je vais compléter la note que j’avais écrite à propos des « Chants du mort ».

    En vous remerciant par avance à l’attention que vous voudrez bien porter à ma demande.

    Cordialement

    Bernard Louis Lallement, auteur

  2. Commentaire faramineux de ce recueil des chants du mort. Merci infiniment pour cette découverte.

Laisser une réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *