“L’Homme hors de lui” : Valère Novarina prolonge le sacrifice comique jusqu’à vaincre la mort

“L’Homme hors de lui” : Valère Novarina prolonge le sacrifice comique jusqu’à vaincre la mort
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L’Homme hors de lui, écrit et mis en scène à la Colline par Valère Novarina, témoigne du drame de la destinée humaine, dans un langage complexe et grotesque, d’une immense finesse. Nous touchons le tragique en même temps que nous rions – notamment grâce au jeu sensationnel de Dominique Pinon, seul en scène aux côtés d’un accordéoniste et d’un ouvrier du drame, manutentionnaire de la représentation. Un spectacle à voir et… à revoir.

À travers le personnage que l’on pourrait croire en plein délire psychotique, cloîtré dans sa subjectivité, la pièce nous introduit à la question fondamentale du langage comme relation intime et blessée aux choses. Exigeante dans le texte et la mise en scène, la pièce nous livre l’expérience fondamentale de la souffrance de ne pouvoir épouser la vie qui traverse les choses, ainsi qu’une recherche radicale par un langage inouï – mot, corps, musique, peinture – pour coller au plus près de ce mouvement. L’interprétation de Dominique Pinon est un véritable « sacrifice comique » – comme aime à le dire Valère Novarina du jeu de Louis de Funès –, consumé sur la scène, offert à son public.

Un prophète annonçant la mort

La pièce s’ouvre sur les élucubrations d’un homme en mal d’être né, « jeté au monde » dirait le philosophe Martin Heidegger, dans un monde qui ne lui parle pas, jusque dans son propre corps qui lui est étranger : il est « l’homme hors de lui ». La dépression qui le mène au projet de suicide est élevée en question existentielle, grâce à un langage radical, puissant, arrimé au patrimoine biblique. Dominique Pinon se fait prophète de la mort dans les paroles d’Ezéchiel ; il invoque les « ossements desséchés », appelle un recouvrement de cendres de l’entièreté du monde.

« Vanité des vanités, tout est vanité », s’écrie-t-il encore, citant le livre du Qohélet. Le drame de l’homme présent sur scène devient celui de tout homme, confronté à la distance irréconciliable entre sa subjectivité et l’extériorité du monde. Impossible communion. Cette souffrance s’exprime dans le langage, déstructuré, recomposé en un galimatias qui exprime encore la béance de la parole humaine, sans cesse en échec : force qui appelle et rejoint les choses tout en soulignant leur distance.

Désirer pour parler

Narrativement se pose un point de rupture, moment d’une renaissance du désir qui passe par une expérience intérieure du personnage. Il trouve en lui-même ce qu’il cherchait hors de lui, la révélation intime de sa beauté. « Merveille que je suis », s’exclame-t-il, citant plusieurs versets du psaume 139. Il se découvre non pas jeté au monde mais donné à lui-même, gratuitement, pour consumer sa vie, la dépenser ou, pour reprendre les termes du philosophe Michel Henry, la ressentir, dans une autorévélation de la vie à elle-même, le vivant. Il devient ainsi un Vivant, témoin des autres, de la moindre créature autour de lui.

Rebaptisé intimement d’un nom poétique dont la longueur empêche toute catégorie (et même la possibilité de s’en souvenir après la pièce, signe que le spectateur ne peut mettre la main dessus), il appelle à son tour les éléments : « Viens noisetier », « Viens montagne »… Cette expérience primordiale fonde chez lui la parole : à une parole reçue, à cet appel profondément existentiel, répond la foi qu’une parole humaine est désormais possible.

Ce point de rupture dans la pièce vient comme une révélation du sens qu’a le langage radical pour Valère Novarina ; il explicite par ailleurs le mouvement qui imprègne la pièce : le désir d’épouser, par des mots, des gestes et des sons, cette vie présente au cœur du spectacle du monde, vie éprouvée dans l’intime recueillement.

Au cœur du drame, l’ouvrier essentiel

Il s’agit de trouver un langage vivant, proche de la respiration. Un tel langage existe-t-il ? La réponse réside en un acte de foi qui anime une recherche insatiable. Il est à inventer – galimatias, reconstruction, emboîtement – et à réactualiser – les comptines d’antan accompagnées de l’accordéon joué par Christian Paccoud –, sans jamais rien figer, en préservant le mouvement : « nous ne sommes que des traverseurs et des traversés ».

Ainsi le texte en lui-même, aussi exigeant soit-il, n’est pas suffisant pour l’auteur. Il faut le corps de l’acteur, courant d’un bout à l’autre de la scène dans l’actualité de la représentation, pour livrer sa voix et sa pauvre chair dans un jeu tendu vers le grotesque. Il y a encore le « texte » de ces immenses toiles mobiles, peintes par Valère Novarina lui-même – et qui constituent le seul décor. Le langage pourrait, ici aussi, manquer sa cible, n’être que le jeu d’un esprit créatif isolé ; il lui faut assumer la présence de la matière brutale, inerte, pour aller au bout de ce qui l’anime.

Ainsi l’ouvrier du drame (Richard Pierre), apparemment anodin, est-il en réalité l’élément essentiel de la pièce, celui sans qui la représentation est impossible. C’est bien par lui que les objets arrivent sur la scène, quand il déplace les tableaux, jette les objets à la figure du personnage, appelle dans une prière chaque parcelle du corps humain en une litanie exhaustive.

Une errance langagière et clownesque

Le langage s’incarne, défie l’abstraction. Aussi l’idéalisation de l’homme est-elle mise à bas. Valère Novarina nous le livre dans sa plus grande pauvreté, à travers la figure clownesque du personnage. Cet homme n’est-il pas touchant et vrai dans le grotesque, à la manière des pitres peints par Georges Rouault ? Tant de nuances portées par l’interprétation géniale de Dominique Pinon ! Le comédien n’hésite pas à chanter, bras ballants et d’une voix nasillarde, les vieilles chansons populaires de ses aïeux.

Son errance langagière foule la terre ferme. Elle refuse l’abstraction, repousse sans cesse les limites d’une parole entendue, morte, et prend sur elle la lourdeur de la matière, l’irréductible étrangeté de l’objet – blessure de l’extériorité, blessure de la relation. Elle cherche et cherche encore à se tenir auprès du souffle vital des choses, quand tout nous rappelle à nos carcasses mortelles.

Traverser la mort

Le langage de Dominique Pinon ne cesse de se perdre, même après la révélation intime de la parole. Les bifurcations du langage manifestent jusqu’au bout l’infranchissable distance des êtres, la perméabilité de la matière et le compte à rebours de la vie humaine. Le cierge brandi par Dominique mesure cette finitude dans le temps de la représentation : « La pièce durera tant que ce cierge brûlera », cierge qu’il souffle au moment de sa propre mort. La boucle se referme, la mort du personnage ouvrant et clôturant le flot du spectacle.

Mais Valère Novarina prolonge sa pièce sur une représentation de la passion vécue par Jésus. Pendant cette scène, le personnage épouse l’agonie du Christ et réduit la mort à néant en écrasant d’un saut un crâne en plastique. Acte grotesque, mais fort d’une symbolique chrétienne présente dans l’iconographie traditionnelle : ce crâne est celui du premier homme, Adam, dont le destin de mort (et celui de toute l’humanité à sa suite) est anéanti par la figure du Christ sauveur, nouvel Adam. « Mort, où est ta victoire ? » La mort n’a plus le dernier mot : elle est dépassée comme horizon humain, au profit de la « Relation » absolue, indissoluble.

Le geste fort de Dominique Pinon quittant la scène en traversant un tableau pour rejoindre les coulisses laisse une béance autant qu’une ouverture au-delà des planches, au-delà de la matière de la peinture – rideau déchiré du temple. Cette mort donne sens à la recherche folle, extatique, de ce langage radical, témoigne de cette traversée vitale en même temps qu’elle assume l’expérience mortelle : distance infranchissable avec les êtres et événement ultime incontournable.

Acte de foi, de parole et de théâtre

La passion comme dernière scène – dernière Cène – révèle également le sens d’un théâtre-offrande, où le personnage se consume, « livre son corps » à un « Seigneur public » invoqué à plusieurs reprises. Valère Novarina nous donne ainsi une pièce où l’acte de foi, de parole et de théâtre sont intimement liés dans leur phénoménalité propre.

La radicalité de l’acte de parole naît de l’expérience d’une parole première donnée à l’homme, garantissant toutes ses paroles humaines. L’homme le dit lorsque, mêlant sa voix à celle de saint Paul dans une harangue pleine d’humour, qui intègre Athéniens, Galates et nous, public, « Levalloisiens, Ivriottes, Paterno Lachaisiens… », il explicite la vocation radicale de son théâtre ; celui-ci veut assumer une complexité, une densité, qui peut participer de la parole Première appelant les choses à la vie.

Pauline ANGOT & Pierre GELIN-MONASTIER

Le texte sera publié aux éditions P.O.L.



DISTRIBUTION

Mise en scène : Valère Novarina

Texte : Valère Novarina

Avec : Dominique Pinon, Richard Pierre (l’ouvrier du drame) et Christian Paccoud (accordéon)

Collaboration artistique : Céline Schaeffer

Scénographie : Jean-Baptiste Née

Lumières : Joël Hourbeigt

Costumes : Céline Schaeffer assistée de Marion Xardel

Dramaturgie : Roséliane Goldstein

Régie générale : Richard Pierre

Assistante de l’auteur : Sidonie Han

Production/diffusion : Séverine Péan / PLATÔ

Construction du décor : Atelier de La Colline

Crédits des photographies : Simon Gosselin

Informations pratiques

  • Public : à partir de 17 ans
  • Durée : 1h10


OÙ VOIR LE SPECTACLE ?

Spectacle créé à La Colline le 20 septembre 2017.

Tournée

  • Du 20 septembre au 19 octobre 2017 : théâtre de La Colline (Paris)



 

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