Opéra, diversité, droits culturels

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Dans deux interventions récentes, l’universitaire Isabelle Barbéris traite les droits culturels « de vaste fumisterie bureaucratique et antidémocratique ». Une dénonciation aussi bizarre qu’inquiétante, qui remet directement en cause les droits humains fondamentaux. Explications.

Un rapport sur la « diversité » à l’opéra de Paris a été rendu fin janvier 2021. Rédigé par Constance Rivière et Pap Ndiaye à la demande d’Alexander Neef, le nouveau directeur de l’opéra, ce rapport est mené, à mon avis, avec prudence, sans excès.

Pourtant, madame Barbéris, universitaire, s’est cru obligée d’user du vitriol pour croquer ce rapport dans Marianne, ainsi que dans son interview au Figaro.

Je ne peux nier le droit de critique de madame Barbéris, mais quand, au passage, elle traite les droits culturels « de vaste fumisterie bureaucratique et antidémocratique », je m’inquiète pour ses lecteurs : depuis quinze ans que je plaide pour que la France s’implique dans l’approche des droits culturels, j’ai entendu beaucoup de critiques mais jamais une dénonciation aussi bizarre.

Je vais éviter le style polémique qui rend le débat excitant mais trop contradictoire avec la volonté de faire, si possible, humanité ensemble. Je voudrais donc apporter des éléments d’information pour que la raison prenne le dessus sur l’invective.

Droits culturels : une question de droits humains fondamentaux

Je rappelle d’abord que les droits culturels font partie des droits humains fondamentaux. Ils « sont partie intégrante des droits de l’homme, qui sont universels, indissociables et interdépendants », (article 4 de la Déclaration universelle sur la diversité culturelle, DUDC, UNESCO 2001).

Si les droits culturels sont pour madame Barbéris une « fumisterie », c’est alors la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) qui l’est aussi, puisque les droits culturels y figurent pleinement aux articles 22 et 27. C’est prendre beaucoup de risques que de rejeter ainsi l’accord obtenu en 1948 pour affirmer solennellement que « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ».

Droits culturels : une question de « personnes », non « d’individus »

En second lieu, madame Barbéris estime qu’avec les droits culturels, « l’individu néolibéral » détient un « droit créance » qui lui donnerait « le droit de voir son identité être portée aux nues ».

Je comprends la puissance répulsive des mots utilisés, mais ils n’ont aucun rapport avec les exigences des droits culturels.

Je me contenterai de rappeler la définition de la culture pour les droits culturels : il y a culture lorsqu’une personne exprime son humanité aux autres et, en ce sens, chacun doit prendre en compte la liberté et la dignité des autres personnes. « Toute personne doit pouvoir participer à la vie culturelle de son choix et exercer ses propres pratiques culturelles, dans les limites qu’impose le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales » (article 5 de la DUDC). L’individu égoïste qu’évoque madame Barbéris disparaît au bénéfice de la « personne » qui se doit de respecter les droits humains fondamentaux des autres personnes.

L’idée même de « créance » n’a donc pas de sens puisqu’une personne ne peut être reconnue dans sa culture que si elle reconnaît pleinement les autres cultures respectueuses des droits humains. C’est plutôt l’exigence de réciprocité qui est la règle des droits culturels.

Droits culturels : une question de vitalité démocratique

Madame Barbéris associe les droits culturels à une situation « antidémocratique ». Or, tous les écrits sur les droits culturels conduisent à la conclusion opposée.

Le raisonnement élémentaire est le suivant : en prenant appui sur les droits humains fondamentaux, une personne peut estimer que le sens qu’elle donne à son existence n’est pas assez pris en considération. Elle a une légitimité universelle à demander plus de reconnaissance. Mais cette revendication ne peut avoir d’écho que si cette personne reconnaît l’égale dignité et la liberté des autres êtres humains (rappel de l’article 1 de la DUDH : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits »).

Avec les droits culturels, nul n’imagine que ces reconnaissances mutuelles seront spontanées ! Les êtres humains auront à discuter sur leurs différences de culture, à argumenter leurs positions et organiser la « mise en raison » de leurs convictions. Autrement dit, le débat doit être permanent entre les différentes visions du monde. Sans cette vitalité démocratique entre cultures différentes, il n’y a pas de « Vouloir vivre ensemble ». Sous la plume de Paul Ricœur, il s’agit de « négociations en vue d’accords partiels et provisoires permettant de parler de valeur partagée, sans quoi nulle vie en commun ne serait possible. » Ou, pour Amartya Sen (prix Nobel d’économie), il s’agit de promouvoir le « gouvernement par la discussion » (dans L’Idée de justice).

Droits culturels : une question de libertés actives, non de bureaucratie

La critique de la dimension « bureaucratique » des droits culturels est encore plus difficile à comprendre. On penserait plutôt à l’inverse, tant les droits culturels sont libertés pour chacun de donner sens à son existence. Les droits culturels portent l’utopie d’une humanité faite de libertés tant d’imaginer que de faire. En ce sens, ils sont les antidotes de toute bureaucratie et c’est bien ainsi qu’il faut lire l’article 6 de la DUDC : « La liberté d’expression, le pluralisme des médias, le multilinguisme, l’égalité d’accès aux expressions artistiques, au savoir scientifique et technologique – y compris sous la forme numérique – et la possibilité, pour toutes les cultures, d’être présentes dans les moyens d’expression et de diffusion, sont les garants de la diversité culturelle. » Aucune bureaucratie ne saurait enfermer ces bouillonnements des libertés culturelles.

Droits culturels : une question de refus du communautarisme

C’est assez pour comprendre, me semble-t-il, que les droits culturels refusent le « communautarisme ». Aucune personne ne peut être contrainte de demeurer attachée à une communauté quelconque. En effet, c’est la personne qui dispose du droit à la liberté et à la dignité, non le groupe (la communauté !). C’est la personne qui donne sens et responsabilité à son existence, pas le chef de groupe !

Chaque personne doit pouvoir s’extraire de la communauté, à son gré, si elle veut exprimer son humanité différemment. Dans le référentiel des droits culturels, on qualifie même de « pratiques néfastes » les coutumes et traditions qui interdisent aux personnes, notamment aux femmes, de disposer de leurs droits humains fondamentaux.

Droits culturels : une question de lutte contre les pratiques néfastes

Certes, il n’est pas facile de s’émanciper de l’emprise du groupe d’origine, mais c’est justement la priorité d’une politique des droits culturels que de favoriser ces chemins émancipateurs qui développent le pouvoir d’agir des personnes, dans le respect des droits humains des autres.

C’est pourquoi il est désolant de confondre la conception de la culture des droits culturels avec la définition de la culture au sens anthropologique que madame Barbéris évoque en parlant de « multiculturalisme ».

On peut mieux s’en rendre compte en prenant comme exemple l’excision qui est souvent justifiée par la culture ancestrale des groupes humains qui la pratiquent. Avec les droits culturels, une personne qui décide l’excision d’une jeune fille ne fait pas « culture » pour la bonne raison qu’elle ne fait pas humanité avec la jeune fille. Bien au contraire, en procédant à une mutilation du corps d’une autre personne, elle atteint à sa dignité et à sa liberté. Il faut donc s’y opposer puisque ces « pratiques néfastes, y compris celles liées à des coutumes et des traditions, comme les mutilations génitales féminines et les allégations de sorcellerie, font obstacle au plein exercice par les personnes touchées de leur droit culturel. » Telle est la position officielle des droits culturels.

J’en viens, alors, aux exemples d’interruption, par la force, d’une représentation théâtrale où les acteurs sont grimés à la manière des « black face ». Cet usage de la violence n’est pas culturel au sens des droits culturels puisque sont niées la dignité et la liberté du metteur en scène et des acteurs. La violence n’est pas culturelle car elle n’est pas une expression d’humanité.

En revanche, la troupe de théâtre, en refusant de prendre en compte l’indignation de certaines personnes devant le spectacle des « blackface » sur scène, manque elle-même d’humanité. Ce refus n’est pas culturel au sens des droits culturels.

Droits culturels : une question d’utopie de faire humanité ensemble

Voilà une situation grave où les convictions sont si différentes que nul ne parvient à « faire culture », c’est-à-dire à faire humanité avec les autres.

Avec les droits culturels, on se refuse à « la haine de l’autre », on éloigne – autant que l’on peut – le spectre du « clash des civilisations ». On tient à maintenir l’espoir d’une famille humaine unique. Chaque protagoniste doit, alors, affirmer son attachement aux droits humains fondamentaux et, sur cette base, doit accepter des temps d’échanges d’arguments rationnels avec la volonté partagée de parvenir à une gestion pacifiée des écarts… L’utopie des droits culturels est bien de faire, malgré tout, humanité ensemble. C’est l’esprit d’Édouard Glissant qui doit l’emporter : « Je change, par échanger avec l’autre, sans me perdre pourtant ni me dénaturer ; il nous faut l’accorder souvent, l’offrir toujours. »

Évidemment, rien ne dit que la guerre de tous contre tous ne sera pas à la conclusion des polémiques. Mais, avec les droits culturels, on préfère croire à la possibilité d’interactions culturelles, nourrissant les cultures, les unes, les autres.

Droits culturels : une question d’humanité, non de modèle managérial

Je pourrais continuer en rappelant les arguments qui sont longuement développés dans les écrits sur les droits culturels, par exemple, ceux de Patrice Meyer-Bisch, Luc Carton, Mireille Delmas-Marty ou Alain Renaut. J’invite madame Barberis à s’y référer pour être mieux en phase avec les devoirs de raison qu’elle doit à son statut d’universitaire.

À travers ces références, je veux dire que, dans la pensée des droits culturels, il y a une volonté de promouvoir l’universalité des droits humains fondamentaux, sans qu’il y ait la moindre inféodation à ce que madame Barbéris qualifie (méchamment) de « modèle managérial nord-américain ».

Droits culturels : une question de liberté artistique fondatrice pour notre humanité commune

Je ne peux pourtant conclure sans évoquer le point crucial de la « création » artistique.

Il me semble que madame Barberis n’a pas eu connaissance du rapport de madame Shaheed, ce qui explique, sans doute, les erreurs qu’elle commet sur les droits culturels. Or, ce rapport est essentiel puisqu’il porte sur la liberté d’expression artistique et de création ; madame Shahed l’a écrit en tant que « rapporteuse spéciale dans le domaine des droits culturels auprès du Conseil des droits de l’homme ». Difficile de l’ignorer quand on veut juger des droits culturels et de l’art !

Dans le rapport Shaheed, il est clair que la liberté d’expression artistique détient une valeur d’humanité universelle. On peut y lire, par exemple : « L’utilisation de la fiction et de l’imaginaire doit être comprise et respectée comme un élément essentiel de la liberté indispensable aux activités créatrices et aux expressions artistiques : la représentation du réel ne doit pas être confondue avec le réel, ce qui signifie, par exemple, que ce que dit un personnage dans un roman ne saurait être assimilé à l’opinion personnelle de l’auteur. Ainsi, les artistes devraient pouvoir explorer le côté sombre de l’humanité et représenter des crimes ou ce que certains considèrent comme de ‘‘l’immoralité’’ sans être accusés de les promouvoir. »

Ainsi, au nom de droits culturels, ne peut-on pas cautionner l’arrêt de force d’un spectacle qui monterait des « blakface », pas plus que l’on ne peut accepter la déprogrammation d’un Petrouchka aux poupées colorées ou de la Tétralogie sous prétexte de relations incestueuses !

Les préconisations du rapport Shaheed valent tant pour les pouvoirs publics que pour les groupes de pression : « Les décideurs, y compris les juges, devraient, lorsqu’ils font usage de la possibilité d’imposer des limites aux libertés artistiques, tenir compte de la nature de la création artistique (par opposition à sa valeur ou son mérite) ainsi que du droit des artistes d’exprimer un désaccord, d’utiliser les symboles politiques, religieux et économiques à des fins d’opposition au discours des pouvoirs dominants et d’exprimer leurs propres convictions et leur vision du monde. L’utilisation de l’imaginaire et de la fiction doit être comprise et respectée comme un élément essentiel de la liberté indispensable aux activités créatrices. »

En revanche, en dehors de la représentation artistique et de ses fictions, le rapport Shaheed rappelle que nul ne peut se dispenser d’organiser le « dialogue » pour « favoriser les ententes entre des groupes différents ».

Car les libertés rivales sont le lot de la vie de l’humanité et la responsabilité politique est d’agencer le mieux possible les écarts entre les êtres de la même et unique famille humaine, surtout avec toutes les responsabilités qui l’attendent vis-à-vis des mondes non humains ! On s’en rend compte tous les jours en ces temps de crise. La solidarité n’est pas de trop pour atténuer les déchirures.

L’exercice n’est jamais perdu d’avance ; il n’est jamais gagné non plus. C’est pourquoi nous avions préconisé, dans notre rapport sur les droits culturels en Nouvelle-Aquitaine, de mettre en place un comité indépendant qui documenterait, à la demande, les situations de conflits concernant la liberté artistique en se référant aux principes énoncés par le rapport Shaheed.

Droits culturels : une question de mise en œuvre de trois lois républicaines

J’espère ainsi avoir atténué l’agressivité des propos de madame Barbéris sur les droits culturels. Il me reste toutefois un regret : celui de constater que le rapport sur La diversité à l’Opéra ne prend pas appui sur les fondements de l’État de droit en matière de diversité culturelle et de droits culturels. Cette absence a, je crois, nourri des ambiguïtés que madame Barbéris a voulu exploiter.

C’est d’autant plus dommage que la République française a inclus, à trois reprises, dans sa législation, le respect des droits culturels des personnes. L’ignorer est un mauvais signe pour développer les libertés dans le monde qui vient.

Jean-Michel LUCAS

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