Philippe Henry : le monde de l’art s’inscrit dans une logique entrepreneuriale

Philippe Henry : le monde de l’art s’inscrit dans une logique entrepreneuriale
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Le monde de l’art et la logique économique sont-ils conciliables ? Pour Philippe Henry, chercheur en socio-économie de la culture, cela ne fait aucun doute ! Envisageant chaque réalité dans sa complexité paradoxale, il aborde aussi bien la question de la coopération/singularisation que celle des droits culturels comme porteurs de belle diversité et de lourds conflits. Entretien.

L’association Opale a organisé, lors du dernier forum Entreprendre dans la Culture, une journée autour de l’économie sociale et solidaire (ESS). La première des cinq tables rondes portait sur « les dynamiques coopératives dans la culture : valeurs, pratiques et perspectives ».

Trois partages d’expérience étaient au programme :
– Isabelle Delatouche, artiste numérique, sociétaire de la CAE Clara
– Johanne Gili, La Fine Compagnie
– Blaise Mercier, directeur de la Fabrique Pola

Philippe Henry, chercheur en socio-économie de la culture et auteur notamment de Un nouveau référentiel pour la culture ? Pour une économie coopérative de la diversité culturelle, aux éditions de l’Attribut en 2014, avait pour mission de conclure et mettre en perspective les différentes interventions.

Nous l’avons rencontré à l’issue de son intervention pour un entretien.

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Comment comprenez-vous un intitulé de forum tel que « Entreprendre dans la culture » ?

À partir du moment où les secteurs artistique et culturel se sont beaucoup professionnalisés, où bien des organisations culturelles produisent, diffusent, médiatisent, on est dans un fonctionnement qui rend pertinent le terme d’entrepreneuriat ou d’entreprise. Il faut simplement partir du principe qu’il n’y a pas un seul entrepreneuriat : le terme « entreprendre » doit se décliner au pluriel. Car il y a indéniablement une conception hyper-dominante qui n’envisage l’entrepreneuriat que comme la réunion de personnes actionnaires qui supportent des risques, c’est-à-dire des pertes, et se partagent aussi les bénéfices. Rien n’est alors dit sur la nature, la mission, l’objet social de l’entreprise ; rien n’est dit sur d’autres critères que la seule question financière. L’idéologie néolibérale, la financiarisation de l’ensemble de l’économie, dont l’économie culturelle, ainsi qu’une vieille conception du monde de l’art qui serait à l’écart et protégé du monde des affaires, font que le terme « entreprendre », quand on l’évoque dans le milieu culturel, génère des réticences. Au contraire, les pratiques culturelles concrètes, objectives, quotidiennes – et cela ne date pas d’aujourd’hui ! – s’inscrivent dans un processus de production, de diffusion, de commercialisation. Il s’agit donc bien d’une logique entrepreneuriale, n’en déplaise à certains qui, lors des ateliers organisés par Opale au dernier forum, mettent en garde contre la sémantique de l’entreprendre, en restant bloqués sur une seule conception du terme.

Vous craignez en somme que le monde artistique et culturel ne se conçoive que comme un monde autonome et séparé…

C’est le risque en effet. C’est le fruit d’une demande d’autonomie, depuis le romantisme, de la production artistique et culturelle vis-à-vis des pouvoirs politiques et économiques. On l’entend bien dans l’histoire. En faire une sphère d’activité séparée, non encastrée dans la société, me paraît au minimum une bêtise. Par ailleurs, je suis aussi de ceux qui pensent que, à un moment donné, notre époque doit aussi considérer le monde des arts et de la culture dans son fonctionnement comme faisant partie d’une société porteuse à la fois de culture dominante, de cultures multiples dominées ; cette société n’est donc pas séparable du terme culture, dans son sens large. Par conséquent, il y a des cultures d’organisations, d’entrepreneuriats, dont les mondes de la culture ne sont pas indemnes.

Où situez-vous la création artistique, qui n’est pas d’abord marchande ?

Elle n’est effectivement pas forcément marchande au sens ordinaire du terme, à savoir la production et la rentabilité sur investissement dans le cadre d’un marché où des consommateurs achèteraient une proposition en contrepartie d’une certaine somme d’argent. Certes. N’empêche qu’à partir du moment où vous sortez de l’amateurisme et du bénévolat pour faire d’un art votre métier, c’est-à-dire une activité qui vous permet de faire vivre au minimum votre petite famille, vous recherchez obligatoirement une viabilité minimale, notamment économique. Cela ne passe pas uniquement par le marché, mais bien par des échanges économiques – qu’ils soient marchands, monétaires du fait des subventions privées et/ou publiques, ou encore non-monétaires mais “réciprocitaires”. Il est impossible de faire fi de la dimension économique ! On voit bien de nouveau qu’une conception restreinte de l’économie au simple échange marchand n’est pas pertinente pour rendre compte de la diversité, de la complexité du monde des arts et de la culture, même si certains relèvent aussi largement de l’échange marchand et de la recherche de profits, tels les majors de la vidéo et du cinéma ou les plates-formes numériques.

Je comprends qu’il faudrait selon vous une problématisation plus fine des dynamiques économiques en jeu. Où situez-vous, en tant que chercheur en socio-économie, la ou les dimensions sociales ?

L’économie n’existe pas en soi ; elle existe toujours encastrée – telles les poupées russes – dans une société donnée. De nouveau, une certaine idéologie dominante veut nous faire croire à une sorte d’autonomie de la dimension économique, qui aurait ses propres lois – ici, maintenant, ailleurs et partout – sans distinction. Dès qu’on arrive à des observations économiques territorialisées, on s’aperçoit que les coutumes, l’histoire, les particularités, les compétences spécifiques accumulées sur un territoire donné, sont autant d’éléments socio-culturels déterminants dans la capacité à développer des dynamiques économiques. Ce n’est pas parce qu’une partie de l’économie artistique et culturelle est mondialisée, via les nouvelles technologies, via une sorte de production homogène qui trouve ses usagers sur l’ensemble de la planète indépendamment des spécificités territoriales, que les cultures au sens anthropologique se réduisent à ça. Il y a là un effet d’optique, un effet d’imposition de certains qui voudraient se présenter comme un monopole de ce que serait la culture aujourd’hui dans le monde. Il suffit de regarder les récentes élections européennes pour voir combien ce développement homogénéisé, pour partie porté par l’union économique, génère des résistances redoutables dans chacun de nos pays constitutifs ; ces résistances, non traitées comme telles, en particulier dans leurs dimensions sociales et culturelles, favorisent la montée des populismes et entrave la construction d’une coopération au niveau de cette entité, floue mais importante, qu’on appelle l’Union européenne.

La table ronde à laquelle vous participiez portait sur les dynamiques coopératives. Quelles perspectives de coopération voyez-vous apparaître aujourd’hui ?

Je vois une sorte de tension : les arts et la culture sont des mondes où les nécessités de collaboration, voire de coopération plus structurée, sont multiples et constantes, d’autant que nous sommes confrontés, en dehors des grosses structures, à une myriade de très petites entreprises qui n’ont pas les compétences ni les ressources nécessaires pour ne serait-ce que monter et viabiliser un projet. Il y a donc à la fois un terreau favorable à tout un spectre de collaborations, de la plus simple à la plus structurée et pérenne, et une nécessité à se singulariser le plus possible par rapport aux autres. D’autant plus que nous sommes dans une situation d’hyper-offres, partout, partout, partout… Je vois bien, depuis le début de mes recherches dans les années soixante-dix, que nous sommes passés dans un autre monde. Cela provoque immanquablement de la dissociation et de l’éclatement. La question de la coopération dans les milieux culturels est à comprendre et à problématiser de façon contradictoire entre force centripète et force centrifuge. De ce point de vue, les évolutions récentes – la mondialisation d’un certain nombre de productions et d’échanges culturels, l’introduction d’entreprises à missions qui mettent en avant des buts autres que le seul profit, etc. – doivent également être considérées de façon plurielle : cela va des conglomérats de type capitalistique, qui se servent de la coopération pour tenter d’imposer un monopole – je pense notamment aux GAFA –, aux petits producteurs et diffuseurs qui ont d’abord des valeurs artistiques, culturelles, sociales et territoriales, rattachées par exemple à l’économie sociale et solidaire, et qui trouvent localement des moyens de survivre. Il y a là un avenir que je perçois d’abord comme conflictuel… très conflictuel !

Vous mentionnez les GAFA. La taxe GAFA, rejetée par l’Union européenne et actuellement à l’étude en France, vous paraît-elle aller dans le bon sens ?

En soi, oui. Mais quel type de structures la taxe GAFA va-t-elle alimenter ? C’est comme le Centre national de la musique : les gros et les institués seront-ils les seuls à en profiter ou est-ce qu’il portera également petites structures ? Si l’on veut aller vers une société plus juste et équilibrée, ce que demande aussi une partie non négligeable des peuples européens, il faut prendre en compte l’ensemble de ce mycélium qui existe encore dans notre pays mais qui, surtout depuis la crise de 2008, se trouve jour après jour en face de nouveaux freins. Il y a par exemple moins de croissance des ressources redistributives…

Peut-être précisément parce que les structures artistiques et culturelles sont de plus en plus nombreuses ?

Indéniablement. Mais si le développement artistique et culturel, voire culturel au sens anthropologique, ne s’appuie pas sur la richesse des personnes et des groupes qui sont présents sur les territoires avec leurs spécificités, vers quel monde allons-nous ?

N’est-ce pas tout l’intérêt de l’approche par les droits culturels, de plus en plus présents dans la législation française ces dernières années ? Comment percevez-vous cette notion des droits culturels et l’intégrez-vous dans votre réflexion socio-économique ?

Les droits culturels ne datent pas d’hier : un décret du ministère de la culture, au début du premier mandat de Jack Lang [ministre de la Culture de 1981 à 1986, NDLR], disait exactement qu’il fallait désormais privilégier l’expressivité, la créativité et les compétences de nos concitoyens, que c’était à partir de là que le développement artistique, culturel et social aurait le plus de chances de se faire… Plus lointainement encore, l’éducation populaire travaillait déjà à ça. Donc arrêtons de nous dire que cette affaire date de la loi NOTRe ou même de la Déclaration de Fribourg ! Cessons aussi de penser qu’il s’agit d’un dogme qui s’applique uniformément et aveuglément partout, de la même manière. Il ne s’agit pas d’être contre les droits culturels, évidemment, surtout dans nos pays attachés aux droits humains, aux droits de chacun à se développer, à participer à la vie culturelle. Mais la question est : comment les droits culturels se déclinent-ils concrètement ? Comment passer de ces généreuses idées à leur application concrète ? Plus de créativité et d’expressivité, pourquoi pas ? Il faut aussi comprendre que ça veut dire plus d’offres, plus de différences, donc potentiellement plus de conflictualité.

Les droits culturels seraient-ils donc, selon vous, un moteur de diversité autant que de division ?

Disons que je marque une sorte de distance avec le discours sur les droits culturels : non seulement il conduit à une tout autre société que la nôtre, mais il n’est pas nécessairement source de paix. Dans les faits, la diversité des expressions créatives n’est pas seulement synonyme d’entente et d’hospitalité réciproques, mais aussi de conflits, y compris de conflits lourds, entre autres identitaires. Que les droits culturels s’affirment comme une avenue absolue pour des jours heureux et meilleurs, c’est une illusion comme celles qu’on a connues dans le passé, dans d’autres idéologies – celle du progrès par exemple, qui ne devait apporter que le bonheur à l’humanité. Selon moi, les droits culturels sont à notre pays ce que la langue est à Ésope : la meilleure et la pire des choses ! Il faut là encore regarder cette question de manière beaucoup plus contradictoire, plus dialecticienne, afin de sortir du mirage idéal. Les droits culturels sont vecteurs de valeurs indéniablement fondamentales, mais portent également d’autres dimensions plus difficiles, douloureuses et conflictuelles.

La diversité culturelle se résumerait-elle donc à une impasse ?

Non. C’est un très beau combat… seulement c’est un combat ! Ce combat a lieu par rapport à des forces externes qui ne veulent surtout pas entendre parler d’une pluralité de voix, de consciences et de participations, mais c’est aussi un combat interne aux milieux qui promeuvent ces questionnements. Ce n’est pas parce que nous sommes dans une situation dialectique et contradictoire qu’il faut laisser tomber et en revenir à une idéologie plate qui ne jurerait que par le marché, tout le marché, rien que le marché, ou que par le bonheur des droits culturels qui engendreraient l’harmonie de l’hospitalité… L’un comme l’autre ne fonctionne pas. Au fond, il suffit de regarder l’Union européenne pour le comprendre : le projet concret va dans le sens d’une pluralité des cultures, mais n’est certainement pas une promenade tranquille. Aucune idéalisation n’est permise. Les droits culturels, la diversité, la démocratie, consistent notamment à mettre en place des outils et dispositifs permettant de réguler cette différenciation potentiellement conflictuelle – et non uniquement enrichissante.

Propos recueillis par Pierre GELIN-MONASTIER



Crédits photographiques : Pierre Gelin-Monastier



 

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1 commentaire

  1. Excellent article qui rend compte de la complexité de notre réalité !

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