A-t-on le droit de ne pas savoir ?

A-t-on le droit de ne pas savoir ?
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La crise sanitaire a donné un violent coup d’accélérateur à un phénomène économique ancien :  des milliards par dizaines, voire par centaines, surgissent de nulle part. Où vont-ils ? Que deviennent-ils, que deviendront-ils ? Personne n’ose avouer qu’il ne comprend rien à ce qui se passe et qu’il n’a aucune solution à proposer. Or c’est le cas de tout le monde.

Actualités de l’économie sociale

J’entends dire depuis toujours que « les Français sont ignorants en économie » et que là réside la cause de nombre de nos maux. Pourtant, l’économie figure depuis maintenant plus de cinquante ans au programme de l’enseignement secondaire. Et comme désormais 90 % de chaque classe d’âge obtient son bac, cette ignorance devrait avoir disparu, et nos maux avec elle.

Cela ne semble pas être le cas.

Je n’ai effectivement pas l’impression que le niveau général de compréhension de l’économie se soit beaucoup élevé depuis les temps anciens où, n’y connaissant rien moi-même, j’étais chargé de l’enseigner, d’IUT en IAE. Je pense en particulier que les fonctionnaires, notamment les enseignants, sont aussi éloignés des entreprises qu’ils l’étaient alors, et je vois bien que la grande majorité des retraités sont persuadés que leurs cotisations passées sont garantes de leurs pensions d’aujourd’hui. De même, quasiment tous les épargnants pensent qu’il suffit de déposer leurs économies sur un livret bancaire pour qu’il en jaillisse des intérêts, comme d’une source pas même miraculeuse.

Qu’importe, après tout. Il vaudrait certainement mieux, pour l’équilibre de la société française, que les mécanismes économiques les plus élémentaires soient mieux compris, et le soient par davantage de monde. Mais il est d’autres savoirs, peut-être plus importants. Et puis je ne crois pas trop à cette belle fable démocratique, typiquement hugolienne, qui voudrait que la diffusion de la Connaissance au sein du Peuple rende forcément celui-ci plus heureux. L’inverse extrême de l’obscurantisme ne vaut guère mieux que son symétrique ; il convient de les vilipender l’un et l’autre.

En revanche, ce qui me frappe et me chagrine, c’est la contagion de cette ignorance formée par l’agglutination de préjugés absurdes ou obsolètes au sein de l’élite censée savoir, et surtout censée expliquer. Il est vrai qu’elle n’est pas servie par les circonstances. Il est difficile d’arguer que deux et deux font quatre lorsqu’un magicien, en l’occurrence une banque centrale, monte sur l’estrade après vous pour prouver devant un public admiratif qu’on peut aller jusqu’à quatre et demi, voire cinq si les circonstances l’exigent.

Les débats récurrents que diffusent les chaînes d’info en continu n’arrangent pas la situation. Chacun des protagonistes est là pour défendre sa thèse, qu’il y croie ou pas. La vivacité de l’argumentation prime sur sa pertinence. Chacun se doit d’être plus convaincant, plus agressif que l’adversaire. Il faut qu’il y ait une joute, un vainqueur du jour. Il n’y a pas de place pour l’écoute, encore moins pour le doute, et encore moins pour l’impensable : l’aveu qu’on ne comprend rien à ce qui se passe et qu’on n’a aucune solution à proposer.

Or c’est le cas de tout le monde. Personne ne comprend, et personne n’est incité à faire l’effort de comprendre. Le vocabulaire lui-même est piégé, voire piégeant ; ainsi, des notions aussi basiques que l’investissement, la dette ou l’inflation sont devenues floues et incertaines, dès lors que les mots qui les désignent ont vu leur sens s’affadir et se désintégrer. Tout ceci était à l’œuvre depuis des années, mais la crise sanitaire y a donné un violent coup d’accélérateur. Des milliards par dizaines, voire par centaines, surgissent de nulle part. Où vont-ils ? Que deviennent-ils, que deviendront-ils ? Si vous avez la réponse, exposez-la sans tarder. Le prix Nobel est pour vous.

Les alarmistes sont nombreux et bruyants. Il faudra rembourser, et comme on ne pourra pas, tout va s’effondrer. Des perspectives effrayantes se dressent, des monstres aux dents de feu s’apprêtent à nous broyer. Du côté des rassuristes, on n’est pas en reste. Il ne sera pas nécessaire de rembourser, et nul ne sera lésé. Des flots de lait suave continueront de couler des fontaines publiques.

Il y a 25 ans de cela, le monde avait eu un avant-goût de ce jeu de rôles. Le patron de la Réserve Fédérale s’appelait alors Alan Greenspan. Il faut relire les éditoriaux de l’époque. Il était le meilleur économiste du monde, de tous les temps ; il avait inventé le mouvement perpétuel, la « nouvelle économie » et son « effet de richesse ». On ne jurait que par les NTIC, car il n’y avait pas encore de GAFA. Tout cela s’est fracassé comme une vulgaire pyramide de Ponzi ; ce fut l’éclatement de la « bulle internet » dont chacun s’est bien remis ; qui se souvient de la culbute, en France, d’Alcatel, de Vivendi et de France Télécom ? Et qui se souvient d’Enron ?

Aujourd’hui, allons-nous nous contenter de l’éclatement d’une bullette boursière ? Ou aurons-nous droit, en prime, à une tempête monétaire ? Combien de temps allons-nous continuer à défier les lois les plus élémentaires de l’équilibre entre emplois et ressources ?

Les paradoxes que nous traversons semblent se concentrer sur la persistance des taux d’intérêt négatifs. Ce phénomène étrange (il faudrait pour être juste parler de « désintérêt ») appelle de nombreuses clefs d’interprétation dont la plus parlante, à mon sens, est d’ordre démographique. Nos sociétés riches et vieillissantes se comportent comme une veuve sans héritiers, assise au soir de sa vie sur une fortune dont elle ne sait que faire. Elle n’a plus d’énergie, plus d’appétit pour investir, pour bâtir des projets d’avenir ; il lui importe peu de laisser les choses aller à vau-l’eau. Il lui reste certes un peu de radinerie, un peu de générosité aussi ; mais ces sentiments qui la raccrochent au bon sens et à la solidarité cèdent vite devant la fatigue de vivre. Elle aimerait bien qu’un certain « ruissellement » fonctionne, c’est-à-dire que ses dépenses irriguent le tissu social et profitent à tous ; mais elle ne sait pas trop comment faire, alors qu’au contraire, le rétrécissement de ses activités pousse dans l’autre sens.

Naturellement, des relations plus ou moins bien intentionnées cherchent à s’attirer ses faveurs. Elle aura écarté plus d’un fâcheux, mais il en est de plus habiles que d’autres qui ont réussi à capter sa bienveillance. Elle aura ainsi acheté à divers bonimenteurs, en les surpayant largement, quantité de produits dont elle n’a guère l’usage. Ces derniers temps, un intrigant particulièrement doué issu de l’église de scientologie a réussi à étendre sur elle son emprise redoutable. Ce promoteur émérite de « transition énergétique » est parvenu, de COP en COP, à extorquer à la veuve des sommes folles, en la berçant d’un discours millénariste où réincarnation et châtiment divin côtoient une floraison de tableaux statistiques et climatologiques impénétrables.

Et c’est ainsi que, par milliers, les milliards enfantés par des nuées cosmiques seront appelés à financer la production d’hydrogène électrolytique ou la séquestration du CO2 dans d’immenses igloos à glace carbonique, là où d’autres sociétés, avant nous, érigeaient des pyramides ou des ziggourats.

Philippe KAMINSKI

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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.



 

 

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