Aurore Bergé et le dogme illusoire de la démocratisation de la culture

Aurore Bergé et le dogme illusoire de la démocratisation de la culture
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Le 17 février dernier, madame Aurore Bergé, députée de la République en Marche, a rendu au Premier ministre son rapport sur le thème Émancipation et inclusion par les arts et la culture. Elle invoque comme socle les droits culturels mais reste enfermée dans les illusions de la démocratisation de la culture. Pire, elle instrumentalise les droits culturels, en en faisant un hameçon afin d’amener les individus vers les œuvres d’art universelles. Un non sens.

Analyse du rapport Bergé sur les arts et la culture (3/4)

Après une première partie sur la curieuse compréhension des droits culturels par Mme Aurore Bergé, notre chroniqueur Jean-Michel Lucas a tiré les conséquences d’une telle vision sur les politiques culturelles.
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Je préfère conclure en observant d’abord que madame Bergé n’avait pas besoin de s’imprégner des références de l’ONU pour bien appréhender les droits culturels et accepter les limites de la démocratisation de la culture. Il lui aurait suffi d’écouter les personnes qu’elle dit avoir rencontrées mais qui n’ont eu que quelques minutes pour s’exprimer, dans des réunions regroupant de nombreux participants ; chacun a en effet pu noter qu’elle dit avoir rencontré quatre cent quarante personnes en cinq mois, ce qui ressemble plus à un « coup de com » qu’à une méthode d’approfondissement de la connaissance du sujet traité.

Écouter les paroles pour une humanité digne et libre

Madame Bergé aurait pu, par exemple, prendre un peu plus au sérieux les représentants d’ATD Quart Monde dont les espoirs ont été si bien énoncés par le père Wresinski dans sa réflexion sur la culture et la grande pauvreté. Son propos, qui date de 1985, anticipe avec clairvoyance sur ce que sont les droits culturels. Je cite, par exemple, ce passage : « Transmettre un patrimoine culturel, c’est intégrer ceux qui le reçoivent dans ce patrimoine même dont ils deviennent héritiers… Rien n’est plus difficile pour les nantis du savoir, car pour l’accepter, ils doivent reconnaître que les plus pauvres sont, eux aussi, créateurs de culture au même titre que les autres. »

Madame Bergé est restée enfermée dans les illusions de la démocratisation de la culture. Elle a même ignoré les avancées discrètes du ministère de la Culture lui-même, dans ses conventions avec les Fédérations d’éducation populaire, où l’on peut lire : « Le ministère de la Culture protège et rend accessibles au plus grand nombre les ressources culturelles et artistiques que recèle la société dans le respect des droits fondamentaux et de l’égale dignité des cultures qui participent de la cohésion sociale de la France… Il développe le pouvoir émancipateur tout comme le rôle de transformation sociale des arts et de la culture et veille avec les ministres intéressés à la reconnaissance et à la prise en compte des droits culturels, leviers du développement du pouvoir d’agir des personnes et de l’accès aux autres droits humains. »

C’était un bon début, un progrès notable vers les droits culturels puisque le ministère renonce, là, au seul « accès à la culture » ou à « la seule démocratisation de la culture ». Mais ce compromis a échappé au regard trop pressé de madame Bergé qui ne voit d’émancipation du peuple que dans le contact avec l’universalité des œuvres d’art.

Les droits culturels sont pour elle un hameçon afin d’attraper la culture de l’individu et l’amener vers les œuvres d’art universelles ! On peut lire, ainsi, les mots qu’elle emprunte à Hortense Archambault, directrice de la scène nationale MC 93 à Bobigny : « Il est possible de partir du rapport qu’a chaque individu avec la culture pour lui donner une visée universelle. » Une culture universelle ? Comme un triste souvenir du temps où Victor Hugo, cité par madame Bergé, clamait qu’il fallait apporter les Lumières universelles et civilisatrices à l’Afrique, « celle qui n’a pas d’histoire », « cette Afrique farouche qui n’a que deux aspects : peuplée, c’est la barbarie ; déserte, c’est la sauvagerie ! » (Discours du 18 mai 1879).

Préférons en matière de culture, le regard d’Aimé Césaire cité en exergue du premier volet de notre étude : « Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs » !

Renoncer à l’émancipation à sens unique

Il est clair que le rapport de madame Bergé reproduit la dévotion pour la démocratisation de la culture, comme l’avait fait avant elle – en mars 2017 – le rapport de l’inspectrice générale du ministère de la Culture, madame Le Guével. On le voit bien dans la conclusion, où l’idée d’émancipation n’est plus du tout liée aux droits culturels ; elle est seulement liée à la démocratisation de la culture et va dans un sens unique : des personnes « quidam » à émanciper vers les connaisseurs des œuvres d’arts, déjà émancipés.

Cette phrase résume tout : « Employer ou pas le mot “émancipation”, continuer ou pas à parler de “démocratisation”, au fond, peu importe car je sais que nous sommes d’accord sur les objectifs et c’est bien là ce qui compte. »

La démocratisation de la culture ne peut pourtant guère servir la promotion des droits culturels puisqu’elle sous-entend que seul le contact avec l’œuvre d’art est émancipateur. Ce dogme est singulièrement douteux ; on le sait depuis longtemps. Jean-François Lyotard le disait à sa façon dans Que peindre (ELA la différence, 1987) : « Nous avons ensemble l’amour des œuvres. Mais pour être des nôtres, il n’y a pas de condition déterminable. Pas de condition non plus imposée aux œuvres pour qu’elles méritent notre amour. »

Madame Bergé semble l’avoir compris quand elle nous dit qu’une fois les clés (des œuvres) données, « chacun est libre de les saisir ou non ». Pour autant, elle n’est pas sortie du dogme de la démocratisation de la culture !

Les propos du regretté Georges Steiner nous interdisent pourtant toute illusion : « Là où florissait la culture, la barbarie était par définition un cauchemar du passé… Nous savons maintenant qu’il n’en était pas ainsi… Nous comprenons maintenant que les sommets de l’hystérie collective et de la sauvagerie peuvent aller de pair avec le maintien et même le renforcement des institutions, de l’appareil et de l’éthique de la haute culture. En d’autres termes, les bibliothèques, musées, théâtres, universités et centres de recherche, qui perpétuent la vie des humanités et de la science, peuvent très bien prospérer à l’ombre des camps de concentration… Des hommes comme Hans Franck, qui avait la haute main sur la “solution finale” en Europe de l’Est, étaient des connaisseurs exigeants, et parfois même de bons interprètes, de Bach et Mozart. » (Dans le château de Barbe-bleue)

Le constat est sans appel. Le dogme de l’émancipation des hommes par la rencontre avec les arts est une « fiction nécessaire » et ne saurait passer pour une vérité universelle qui s’imposerait, partout et pour tous.

Comme nous l’avons écrit dans le rapport sur les droits culturels en Nouvelle-Aquitaine : « En faisant référence aux droits culturels des personnes, la législation française (loi NOTRe, loi LCAP, loi sur le CNM) a reconnu la nécessité de changer d’approche. Elle a voulu signifier que la politique culturelle doit savoir un peu mieux marcher sur ses deux pieds : celui des jugements documentés sur la valeur des œuvres et celui des libertés culturelles d’êtres humains d’égale dignité. Elle a voulu mettre en avant l’exigence, déjà établie au niveau international, que l’on ne peut faire culture ensemble en se référant, uniquement, à la culture de quelques-uns et en niant la diversité des cultures qui nourrissent notre humanité commune. »

À suivre…

Jean-Michel LUCAS

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