Champagne pour Railcoop !

Champagne pour Railcoop !
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L’Économie sociale vient de faire une double entrée fracassante, dans le monde du rail et dans celui du champagne. Une très bonne nouvelle… santé !

Actualité de l’économie sociale

Les bonnes nouvelles qui nous démontrent la vitalité de l’Économie Sociale arrivent souvent par d’autres chemins que les canaux spécialisés. Car ceux-ci, et je le déplore vivement, ne veulent nous montrer qu’une Économie Sociale souriante, altruiste, volontiers de petite taille et adoubée par un aréopage de pouvoirs locaux réunis pour une gentille photo de famille. Toutes choses permettant de justifier le second S pour solidaire, puis de gloser sur l’impact, l’innovation sociale, les territoires de progrès et autres douceurs attendrissantes. Quant aux vilaines réalités qui constituent la noirceur de l’âme humaine et qui font l’âpreté de la vie de chaque jour, on les laisse à l’économie capitaliste qui ne peut, c’est une lapalissade, que les exacerber.

Dès lors, quand on apprend que des entreprises d’Économie Sociale se distinguent dans des secteurs où la concurrence est rude, où personne ne se fait de cadeaux, cela fait bien plaisir. Ainsi vient-on d’apprendre la naissance, par fusion-absorption, d’un nouveau géant du champagne qui a pris le nom de « Terroirs et Vignerons de Champagne » et qui regroupe 6 000 vignerons et une centaine de coopératives de base. Avec 300 millions d’euros de chiffre d’affaires, le nouveau groupe coopératif représente environ 7 % de l’ensemble de la production totale de l’appellation. De vraies bulles, ni boursières ni immobilières, pour un avenir pétillant !

Autre motif de grande satisfaction : le projet porté par la coopérative Railcoop, qui se propose de remettre en circulation le réseau de voies secondaires délaissées par la SNCF, rencontre de plus en plus d’adhésion dans l’opinion et de soutiens institutionnels. Un tel accueil eût été impensable il y a encore dix ans ; mais devant l’imminence de l’ouverture du transport ferroviaire à la concurrence, les barrières mentales ont sauté et les esprits sont prêts à admettre qu’une union des usagers et des parties prenantes peut faire aussi bien qu’une compagnie nationalisée ou qu’une multinationale cotée en Bourse. On peut déjà se mettre à rêver aux prochaines murailles à effondrer, dans les télécoms, pourquoi pas dans le transport aérien, partout où l’on tenait pour acquis que l’Économie Sociale n’aurait jamais sa place.

Mais revenons au rail. La partie n’était pas gagnée, loin s’en faut. Elle ne l’est toujours pas, mais l’affaire semble en bonne voie. Car faire rouler des vrais trains, avec des vrais voyageurs et sur de longues distances, ce n’est pas comme rouvrir une petite ligne touristique dans une vallée perdue avec du matériel de foire à la ferraille. Le fait que Railcoop ait satisfait jusqu’ici à tous les examens techniques qu’on lui a imposés est à la fois rassurant et encourageant.

Il est possible que les étapes suivantes marquent un certain retrait de l’enthousiasme des fondateurs et la montée en puissance des divers groupes d’intérêts économiques des villes et des campagnes concernées par un retour modernisé d’un ferroviaire d’irrigation de la France profonde. C’est à mon sens inévitable, ne serait-ce qu’en raison des rapports de force qui vont s’établir, mais pour que le résultat final ne se limite pas à une simple extension des réseaux de TER bureaucratiquement gérés par les exécutifs régionaux, il faudra que les comités d’usagers conservent un réel pouvoir. C’est sur ce point crucial que la structure originale de SCIC (société coopérative d’intérêt collectif) devra donner sa pleine mesure.

Railcoop se présente aujourd’hui comme l’une des « licoornes » (condensé astucieux mais encore confidentiel et ésotérique de « licorne » et de « coopérative ») dont je vous invite à lire le manifeste revigorant. Certains le trouveront trop grandiloquent, d’autres trop naïf ; ils n’ont pas tort, mais le chemin qui va de l’utopie à la réelle transformation sociale a été balisé depuis deux siècles et on ne peut faire l’économie des différentes stations de cette Passion en miniature. La maturité ne se gagne qu’après avoir déchiré dans la douleur, l’une après l’autre, les illusions de jeunesse.

Le contexte très particulier dans lequel se fera cette nécessaire mutation (j’évite le mot transition, qui est sorti du monde de la prospective pour investir celui de la prophétie) est généralement mal compris, mal présenté, mal appréhendé. Il n’y a qu’en France que l’alternative entre rail et route a pris l’allure d’un affrontement idéologique. Là où dans nombre de pays on raisonne naturellement en termes de complémentarité, nous nous obstinons à ne voir qu’un choc entre le Bien et le Mal. Nul doute que ce sentiment général a jusqu’ici porté le projet Railcoop. Il reste maintenant à en sortir.

On ne veut voir dans le drame ferroviaire (le mot n’est pas trop fort) que notre pays vit de façon chronique, qu’une série d’oppositions binaires, entre lignes TGV et aménagement du territoire, entre intérêt général et contraintes budgétaires, entre les exigences de rentabilité et les pressions exercées par les baronnies locales, entre la technostructure de la SNCF et son oligarchie syndicale… toutes choses pertinentes mais partielles, alors que l’ensemble présente plutôt l’allure d’un jeu à quatre pôles, tantôt complices, tantôt en opposition, mais toujours en équilibre instable : la communauté des utilisateurs, le système SNCF, l’opinion publique, enfin la communauté des cheminots.

Commençons par celle-ci. Autour du rail français, il s’est développé au fil du temps un biotope très spécifique qui, c’est tout le pari que nous faisons, devrait faciliter l’implantation et le succès d’une structure coopérative. Il s’agit d’une très longue histoire, dont les racines remontent à bien avant la création de la SNCF. Sans doute a-t-elle pris naissance, dès l’époque lointaine de la splendeur des compagnies du PO et autres PLM, dans le mythe de la locomotive à vapeur, ce Léviathan mobile dans lequel des hommes, en fait des semi-héros couverts de charbon, alimentent au plus près la machine incandescente qui crache au loin ses panaches de vapeur blanche et d’épaisse fumée noire. Il nous faut oublier Zola, oublier Claude Monet, pour tenter de revivre ces décennies de fournaise et de fureur aux côtés des premières générations de cheminots, afin de comprendre les phénomènes de solidarité, de culture partagée et d’endogamie qui en sont issus. Quand on est cheminot de père en fils, on participe d’un monde qui a ses codes que le commun des mortels ne peut saisir. L’électricité, puis le TGV ont certes changé la donne, mais quand un monde s’est construit en marge de la société qui l’entoure, cela laisse des traces durables. Il suffit de consulter une collection de la Vie du Rail, de visiter une maison de retraite de cheminots ou un bloc d’HLM de cheminots (95 000 logements !) dont certains ont été construits en bordure de voies ferrées, pour comprendre que cette communauté n’est pas prête à disparaître.

De son côté, le système institutionnel de la SNCF paraît très affaibli. Ses incessantes volte-face managériales l’ont peu à peu coupé de la sympathie spontanée des utilisateurs. Tantôt flattés comme l’étaient jadis les voyageurs, tantôt rançonnés et malmenés comme l’étaient naguère les usagers, tantôt gérés comme des consommateurs versatiles et immatures, ils ne savent plus s’ils sont des clients (le client est roi ?) ou de la simple marchandise à transporter. Depuis l’entrée en service du catastrophique système Socrate, aucun des produits qui leur sont proposés, des cartes de réduction aux modalités de réservation, n’a connu une durée de vie suffisante pour apporter sérénité et sécurité. Le vent tourbillonnant de la communication a balayé les repères les mieux établis.

Quant à l’opinion générale, sa stabilité apparente doit être nuancée. En fait, depuis l’essor de l’automobile, de moins en moins de gens prennent régulièrement le train, et ne s’en font plus qu’une idée abstraite. En tant que contribuables, ils pourraient légitimement être tentés par une posture de rejet ; quoi, ces privilégiés du rail, qui prennent leur retraite avant tous les autres, qui bénéficient de tas d’avantages, qui sont tout le temps en grève et en déficit, qui nous coûtent si cher, il faudrait encore les supporter longtemps ? Eh bien non, cette attitude est très minoritaire, et le train conserve une image favorable, inchangée depuis l’après-guerre qui a vu naître la notion de « service public de transport de voyageurs » sur un fond de développement du tourisme social (colonies de vacances et comités d’entreprise ont fortement contribué à familiariser l’idée du « train pour tous ») et de retour des permissionnaires dans leur familles.

Certes, une frange extrême de cette opinion, volontiers « écolo-bobo », a tendance à prêter à la mariée des beautés qu’elle ne saurait avoir. Le train serait en tous points vertueux, économiserait le CO2 par milliards de tonnes, ferait planter des arbres par enchantement, et il suffirait de mettre sur des wagons le contenu des camions pour supprimer la pollution. Un vrai conte de fées. Il faudrait que l’on ouvre aux visites de ce public ces endroits inhospitaliers au possible que sont les gares de triage, afin que tout un chacun puisse mesurer à quel point le rail est lourd à manier, dévoreur d’espace et pas du tout économe d’énergie. Mais ceci est une autre histoire…

Au bout de ce rapide tour d’horizon, il m’apparaît plus que jamais que l’entrée de l’Économie Sociale dans l’imbroglio ferroviaire ne peut être que bénéfique. Au milieu cheminot, par nature conservateur et enraciné, elle apporte son souci de la stabilité et du temps long. Aux utilisateurs, qui peuvent devenir sociétaires, elle apporte la perspective d’être enfin réellement écoutés et respectés. Aux finances publiques, elle apporte son expertise de l’organisation humaine et son besoin intrinsèque de rentabilité. Et à l’équilibre général et spatial de l’économie, elle apporte par une nouvelle jeunesse du transport ferroviaire, qui n’est en rien obsolète quand on sait l’utiliser à bon escient, des outils précieux pour un véritable développement durable. Que demander de mieux ?

Philippe KAMINSKI

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Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.



 

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