Les bons mots du Doc Kasimir Bisou – 5) De la « démocratisation de LA culture » au « débat entre cultures »
Toutes les semaines, cette chronique proposera un instantané recto-verso d’un « bon mot » de la politique culturelle. Le recto donnera le sens du mot aujourd’hui, dans la routine des discours des acteurs du champ culturel. Le verso mettra en lumière ce qui fait sens pour une politique culturelle soucieuse de respecter les droits culturels des personnes.
Les bon mots du Doc Kasimir Bisou
Lire l’intégralité de l’introduction aux bons mots.
Cinquième mot des évidences : « DÉMOCRATISATION DE LA CULTURE ».
« Démocratiser La Culture », notamment par le renforcement des actions culturelles, est une mission que tous les élus et nombre d’acteurs culturels revendiquent « naturellement » ; on entend, par exemple, que « la culture » est source de « progrès » ou que « les missions de démocratisation de la culture sont primordiales » car « la relation et le contact avec l’art, la culture, les œuvres d’art, les créateurs et le patrimoine sont essentiels ». L’idée banalement admise est que « ces démarches contribuent au développement personnel et à la valorisation personnelle de chacun ». Ces affirmations de principe sur les vertus de « l’accès à la culture pour tous« sont largement partagées et réitérées à toute occasion. Jamais un froncement de sourcils pour les contester, comme un dogme dans une religion bien établie !
C’est autour de tels mots que nos séances de discussions en Nouvelle-Aquitaine ont montré leur principal intérêt, car nous avons disposé du temps nécessaire pour en interroger le sens, au regard des droits humains fondamentaux.
Interrogations, donc, du point dur de la démocratisation de la culture qui repose sur le choix de la « bonne » culture de référence pour tous et institue une « culture commune » de grande « qualité ». D’ailleurs, cette politique culturelle confie le soin aux « meilleurs spécialistes » de faire les choix de ces œuvres de l’art et de l’esprit auxquels tous les citoyens devraient pouvoir accéder pour se grandir.
L’intention est louable puisque l’accès aux œuvres doit nourrir le progrès de la civilisation en façonnant « la sensibilité et l’intellect », et donc faire reculer la barbarie, selon l’expression de George Steiner dans Le Château de Barbe-Bleue. Toutefois cette ambition est trop simpliste. La tragédie de la Shoah, parmi tant d’autres, est là pour nous le rappeler. Comme l’écrit George Steiner : « Les bibliothèques, musées, théâtres, universités et centres de recherches qui perpétuent la vie des humanités et de la science, peuvent très bien prospérer à l’ombre des camps de concentration ». Pour cette raison, l’approche par les œuvres ne suffit pas pour penser le lien entre « culture » et « humanité ».
La « démocratisation de la culture » se veut aussi généreuse puisqu’elle refuse que les œuvres d’art soient, seulement, appropriées par quelques élites de la société, mais, à l’inverse, elle est cruelle puisqu’elle n’accorde aucune valeur publique aux cultures des personnes qui sont indifférentes ou, plus largement, qui ne reconnaissent pas le sens et la valeur des références culturelles choisies par les « experts ». Elle s’oppose ainsi frontalement aux droits culturels des personnes.
Il faut en effet rappeler qu’avec les droits humains fondamentaux, la « grande famille humaine » ne peut pas se reconnaître dans les seules œuvres d’art des connaisseurs ; elle ne peut pas mettre au rancart les autres formes d’expression des imaginaires du reste du monde des humains ! L’enjeu culturel pour l’humanité exige que les cultures des personnes soient prises au sérieux et, par leurs différences mêmes, nourrissent le débat démocratique. Démocratie et culture vont ensemble parce qu’il nous faut à chaque instant vérifier ce qui fait humanité dans la confrontation de toutes les cultures qui imprègnent notre planète.
En revanche, la démocratisation de LA Culture est reine de l’hypocrisie puisqu’elle veut enrichir mais ne reconnaît même pas la « présomption de dignité » des autres cultures que celle choisie par ses experts. Une forme flagrante de mépris institué qui resurgit dans l’identification de « zones blanches » de la culture par le ministère de la culture !
Devant ces critiques, certains ont songé à suivre plutôt le chemin de la « démocratie culturelle ».
Toutefois, un récent rapport du CESE fait de la « démocratie culturelle » une simple conséquence de la « démocratisation de la culture ». Une bien curieuse démocratie qui n’accepte la culture de la personne que pour mieux la conduire sur le « bon chemin » : celui des références artistiques définies par les « experts ». Elle ne voit l’émancipation de la personne que dans le parcours prédéfini par ceux qui ont le pouvoir de dire la « bonne » culture. Cette conception de la « démocratie culturelle » est une sorte d’offense, plus ou moins consciente, aux droits culturels de la personne puisqu’elle se contente de recycler le droit à LA Culture, prôné par la démocratisation de LA Culture.
Face à ces impasses, la tentation peut se manifester de revendiquer les valeurs de la « culture populaire ».
On peut, certes, s’y référer afin de marquer sa préférence pour une politique culturelle soucieuse d’être en osmose avec un plus grand nombre de citoyens. Toutefois, la référence à la « culture populaire » enferme la politique culturelle dans une catégorie particulière de culture, ce qui, pour construire notre humanité commune, ne peut pas passer pour une bonne idée. L’enjeu culturel pour l’humanité est une quête d’universalité, à construire et reconstruire par le débat pacifié des cultures ; cette quête ne peut admettre de séparations irréductibles entre cultures collectives, enfermées dans des catégories figées, qu’elles soient « populaires », « ethniques », « autochtones » ou autres !
Ainsi, de questions en réponses, la « démocratisation de la culture » comme la « démocratie culturelle » ou la « culture populaire » imposent un temps d’arrêt : si la direction à prendre est celle de l’humanité, quel sens doit avoir le mot « culture » pour ne pas se perdre en chemin ? Quel sens lui donner pour considérer, avec Paul Ricœur dans son ouvrage Soi-même comme un autre, « qu’il ne peut rien résulter si chaque partie prenante n’admet pas que d’autres universels en puissance sont enfouis dans des cultures tenues pour exotiques ».
Ainsi, quand la politique traditionnelle affiche « démocratisation de LA Culture », les droits culturels appellent la démocratie du débat entre les cultures pour nourrir notre humanité commune.
Retrouvez les volets de la série :
– Les bons mots des droits culturels – Introduction
– 1) Des « publics » à « la personne »
– 2) D’une « offre culturelle » aux « ressources » pour faire relation
– 3) Des « besoins culturels » au développement des « libertés » et « capacités »
– 4) De la « création » à la « liberté d’expression artistique » et la « discussion sur les valeurs publiques »
– 5) De la « démocratisation de LA culture » au « débat entre cultures »
À paraître
– 6) De la « culture » à l’art de « faire humanité ensemble »
– 7) De la « médiation culturelle » au « service de la relation »
– 8) De la « transversalité » à la « globalité »
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Photographie de Une – Musician checking (crédits : Philippe Bout / Unsplash)