De Rilke à Macron : des Poèmes Nouveaux à la novlangue

De Rilke à Macron : des Poèmes Nouveaux à la novlangue
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.

« Restez chez vous »
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Ma chronique à l’envers

J’ai écrit cette chronique à l’envers.

Ou plutôt : vous la lirez, morceau par morceau, dans l’ordre inverse de l’écriture.

Je voulais parler des actualités bêtes et monter jusqu’à Rilke… Je vais plutôt commencer par l’important. Et redescendre.

La raison principale est que, cette fois, je ne m’en sortais pas. Et que l’heure approchait de la remettre, cette chronique ! Monter tout à l’envers permettait des ellipses, des béances.

Contingences…

Fin.

Béguinage II (extrait)

Par ses mille carreaux : mais qu’est-ce que reflète,
projeté vers la cour, le vitrail de l’église,
où silence et lumière et reflets de lumière
vont, mêlés, s’abreuvant, se troublant et s’outrant,
vieillissant, ô merveille ! ainsi que du vin vieux.

Tout se couche, là-bas, nul ne sait dans quel sens,
c’est dehors sur dedans, et c’est éternité
sur mouvement sans cesse, immense sur immense,
éblouissant, obscur, inusité, de plomb.

Traduction de Lionel-Édouard Martin

Rilke

J’aime beaucoup lire Rilke, la poésie de Rilke.

Une voix. Des voix. On y entend, vraiment, des voix. Qui viennent vous parler tout près et déjà sont parties…

Malheureusement, je dois la lire en français.

Je feuillette donc, depuis des années, un fort volume des éditions du Seuil, collection “Le Don des langues”.

Dans lequel la première partie des Poèmes Nouveaux de Rilke est traduite par Loránd Gáspár.

Il sort, ces jours-ci, chez Publie.net, de ces susdits poèmes une traduction nouvelle signée du romancier et poète Lionel-Édouard Martin, qui tranche résolument avec la traduction précédente, et nous offre à lire un Rilke… nouveau.

Nouveau, oui. Avec une structure solide.

La traduction de L. Gáspár donnait au poème un aspect indéniablement contemporain, avec ces retours aléatoires, ou presque, à la ligne, sans rime ni raison (si j’ose dire).

Celle de L.-É. Martin nous donne à lire un Rilke plus classique, indifférent plutôt à la modernité (et à ses progrès supposés ?), plus proche en français de ce que « faisait » Rilke en allemand.

Mais je ne vais pas paraphraser la brève introduction de Lionel-Edouard Martin ; il est bien plus simple de la citer amplement :

« Quand Rilke écrit ses Poèmes nouveaux, au tout début du XXe siècle, il approche de la trentaine, il vit à Paris, dans un contexte artistique en plein renouveau qu’il ne semble guère percevoir, ou qui, à tout le moins, n’a guère d’influence sur son écriture. Si ses poèmes rompent alors avec ses textes antérieurs, au point que l’adjectif « nouveau » s’impose à son éditeur pour les qualifier, ce n’est pas sur le plan de la forme : tandis que la poésie connaît en France de profonds bouleversements formels, Rilke s’en tient à la stricte métrique allemande traditionnelle, occasionnellement au sonnet, à la sage comparaison bien plus qu’à la plus sauvage métaphore. C’est le regard qu’il porte sur le monde et ses choses qui n’est plus le même, qu’il décharge de son intensité subjective et égotiste pour en faire un instrument d’exploration du réel et d’investigation de la beauté. Finie, donc, l’omniprésence du « je », le poète se veut impersonnel et pénétrer l’univers un peu à la manière de l’homme de science, avec les moyens dont il dispose : le langage et une sensibilité non commune (celle du poète élu, du vates) qui lui fait pressentir et ressentir, sous la surface des choses, des profondeurs qu’il lui revient d’extraire et d’exprimer ‒ c’est sa façon à lui d’être voyant.

Dès lors, peu importe l’objet que le poète observe : sculptures antiques, morts exposés à la morgue, animaux, hortensias, vase de roses, tout est bon qui favorise et permet cette scrutation des tréfonds et qu’il s’agit de donner à voir, comme à la même époque la radiologie commence de montrer, sous les tissus mous, le squelette des patients à l’hôpital et celui des curieux dans les fêtes foraines. Quand ce ne sont pas les choses que Rilke convoque à son examen, ce sont des personnages, tirés de l’histoire ancienne (antiquité grecque, Bible) et du monde contemporain, mais toujours avec ce même désir de leur faire dire (il s’agit fréquemment de monologues) ce que le poète sent qu’ils ont à exprimer. »

La conclusion de Martin est celle-ci, et elle prend tout à contre-pied la position de Loránd Gáspár :

« D’où mon recours aux mètres classiques de notre poésie française, en correspondance avec ceux dont se sert Rilke et qu’il me semblerait inconvenant de traduire en vers libres (voire en ce qui s’apparente à une prose hachée, comme dans certaines traductions vers à vers) ; d’où une recherche constante d’une harmonie verbale à laquelle j’aimerais être, à l’imitation de mon modèle, quelquefois parvenu. »

Ne connaissant l’allemand que fort mal, je ne puis point me prononcer ici ; mais je puis dire le plaisir de lecture qu’offre la traduction : la prosodie française compte un nouveau poète.

Ce n’est pas tous les matins.

Seule la rime, on comprend aisément pourquoi, a disparu dans cette transposition.

Second extrait, le poème “Aubade orientale”, dans la traduction de Lionel-Édouard Martin.

Aubade orientale

Ne ressemble-t-il pas, ce lit, à une côte,
à juste un bout de côte, où nous sommes couchés ?
Il n’est rien de certain ‒ que ta haute poitrine
qui à mon sentiment monte dans un vertige.

 Car cette nuit qu’il fut si vastement crié,
où le règne animal s’appelle et se déchire,
n’est-elle pas pour nous horrible, étrangère ? ‒ Et :
ce qui dehors se lève avec lenteur ‒ le « jour » ‒,
est-il pour nous plus qu’elle aisé de le comprendre ?

 L’on devrait s’imbriquer l’un dans l’autre à l’image
des pétales de fleurs autour des étamines ;
tant abonde partout ce qui n’a de mesure,
tant cela se rassemble et vient fondre sur nous.

Mais tandis que tous deux nous nous pressons l’un l’autre
afin de ne pas voir comme autour tout est proche,
il se peut que de toi ou de moi cela sorte :
nos âmes en effet vivent de trahison.

 Comment je comptais laborieusement amener tout ce qui précède

Longtemps je n’ai plus lu de poésie.

Elle me tombait des mains. Je n’arrivais à rien. Je ne comprenais pas comment ces chers poètes tronçonnaient leurs machins. Je parle des poètes de notre glorieuse époque.

Ils tronçonnaient au pif, en fait, leurs parpaings de langue morte et désaccentuée.

Comme leurs vers étaient laids en plus que d’être faux – il était devenu imbécile de se demander même ce qu’un vers pouvait être, et plus encore, comment il se disait –, ils mettaient l’accent plutôt sur leur pensée, dont ils dealaient des sachets frelatés, ou bien sur leur nombril, centre crasseux du monde.

Souvent, je ne comprenais rien ; et quand je comprenais, c’était tout aussi moche.

Horriblement fadasse. Au mieux.

Des palanquées de génies incompris fleurirent. Ils se lisaient entre eux, trouvaient leurs collègues merdiques, mais s’ouvraient ainsi la possibilité en retour d’être lus par trois ou quatre personnes aussi bien intentionnées qu’eux. Tout un petit monde bien étonné de se gratter les croûtes dans un entre-soi très charmant.

Le faux vers libre, ce progrès désastreux, avait tout ravagé.

Tout était devenu fastoche : on fait qu’est-ce qu’on veut et adieu ! Adieu, donc…

True vraie real introduction

Les littéraires juries ont donc choosé leurs lauréats et c’est très good, puisqu’ils existent pour best-seller des cadeaux de Christmas, enfin, des Noël’s gifts, cachons ce Christ que nous ne saurions voir parce que c’est pas juste pour les autres religions qu’elles en ont pas, d’Noël à poupon dans la mangeoire. Et toute cette sorte de choses. Ce qui est very important, c’est que ta mother-in-law soit superjouasse de receiver son super Guyotat à revendre illico sur Amazon, quand c’est d’la bonne on fait tourner.

(Je n’en peux plus, j’arrête cette imitation sauvage et décalée (comme on dit dans la culture) du start-up-french de notre Président adoré, loué soit son nom, et tant pis pour la belle langue de son fucking siècle.)

On aura compris, je l’espère en tout cas, que je n’attends rien d’intéressant de tout cela.

Introduction hors sujet

Voici venue la saison des prix littéraires et tout le saint-frusquin. Passons.

Ou bien, plutôt, « choose books, mes amis ! », dirais-je pour parodier notre cher Président, loué soit son nom, que l’on a pu voir récemment parler devant de grands panneaux « Choose France Grand Est ».

Le Grand-Est est une de nos nouvelles régions hors-sol, réunissant Alsace, Champagne-Ardenne, Lorraine. C’est une région dont les habitants n’ont pas de nom. C’est assez avouer ce qu’on en a à faire. Il y avait des Lorrains, des Alsaciens, des Champenois, des Ardennais, voire même des Champardennais. Mais à Grand-Est, point de gentilé.

Les Hauts-de-France (nommés ainsi, génialement, parce que le Nord est « en haut » sur la carte de France), idem ! Il faut imaginer qu’un communicant pourrait un jour avoir l’idée, contre toute son histoire – mais qu’a-t-on à faire de l’histoire ? – de renommer la Bretagne, Extrême-Gauche.

Bref. Il est en France des régions dont les habitants n’ont pas de nom. C’est assez édifiant.

Toutes les régions ne sont pas de ce point de vue logées à la même enseigne : il y avait des Bretons, des Provençaux (malgré Provence-Alpes-Côte d’Azur), et même des Franciliens (gens essentiellement occupés à se taper des queues sur une seule Francilienne) ; on a dû ressusciter ici de contemporains Occitans causant langue d’oïl et créer là quelques seyants Néo-Aquitains. Je ne suis pas certain qu’il existe vraiment des Bourguifrancomtois ou des Rhôvergnalpins. Peu importe, on s’en fout. Les gentilés, c’est fini !

Je me demande donc s’il ne faut pas qu’une initiative civique, pardon : citoyenne, prenne le relais et fasse réparation (il y a des surfaces pour cela, m’objectera-t-on, et elles sont grandes), non sans tenir compte de la considération misérable dans laquelle ces pauvres populations sont tenues ; ainsi verrons-nous peut-être quelque jour un courriel partant de Lille vers Strasbourg porter pour objet : « Les Hautistes parlent aux Grandesticules ». Voilà que ce pauvre pays sera devenu corps-sans-organe à la Deleuze-Artaud. Ah, ça psychote grave dans le landernau ! Déterritorialiser les territoires, c’est méritoire !

Pardon, pardon, je me suis lamentablement égaré dans ces nouvelles régions.

Je voulais initialement vous parler de chooser des books. Trop cool.

Pascal ADAM

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