Non, merci : le problème Cyrano

Non, merci : le problème Cyrano
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.

« Restez chez vous »

*

Pour un oui, pour un non, se battre, – ou faire un vers !

La bêtise est là, elle avance, elle marche vite.

On l’a vue, en quelques années, ravager tout le champ politique, ne laisser subsister de l’intelligence, çà et là, que d’impuissants et stériles îlots, voués à l’engloutissement très prochain.

Ses conquêtes l’enhardissent au-delà de toute mesure et l’on peut presque dire qu’elle se confond aujourd’hui à la culture, au sens le plus général, dont le milieu culturel professionnel, privé ou public, pour autant que la distinction soit encore pertinente au vu des résultats produits, est bien moins la contradiction que le fer-de-lance.

L’air rebelle, qui se prend comme on passe un t-shirt, est l’air conforme ; qui ne l’entonne et l’endosse est sur-le-champ exclu, par lynchage médiatique (réseaux sociaux inclus) hautement moral si le contrevenant accède à cette sphère éthérée, par simple évacuation sous le tapis culturel de la poussière qu’il est, s’il est débutant, ou provincial, ce qui est presque identique dans ce pays jacobin pour le meilleur et pour le pire, où rien n’est plus strictement centralisé que la décentralisation (on ne décentralise en somme que le centre toujours, où sont formés, avec grande attention, nos jeunes rebelles les plus conformes, chargés bientôt d’aller veiller à l’uniformité partout de la diversité culturelle. Il est permis de se demander, d’ailleurs, à quoi ils sont formés ; je dirais : à rien d’autre au fond qu’à la flexibilité, ce qui est bien à-propos pour des courroies de transmission.). J’exagère ? Évidemment, j’exagère.

[…] Mais pour le principe, et pour l’exemple aussi,

Je trouve qu’il est bon d’exagérer ainsi. 

Le champ des ruines est à proprement parler formidable, qui témoigne de la puissance de ravage en cours. Restent, disais-je, quelques îlots qu’il est presque impensable de fédérer, sollicités qu’ils sont par les assauts constants de l’adversaire. Et peut-être échaudés, un brin rendus paranoïaques par le nombre d’alliés vaincus, qui ont cédé, comme un seul homme tournant leur veste afin de conserver leurs subsides, ou morceau par morceau, à l’usure.

*

La difficulté, face à cette bêtise idéologique, qui semble s’être agrégée sans problème les forces initialement censées lui résister, éducation, culture, université, tient au choix à faire dans la manière de combattre. Singulièrement pour un particulier. Ce n’est pas la peur des coups, la peur bien naturelle des coups, pour citer Courteline, mais l’inutilité, la vanité du combat qui pourrait retenir. Un gaspillage des forces dans une charge foutraque ; car rien ne sera moins proportionné que la riposte. La tentation est grande alors, et peut-être un temps reconstituante, de se retirer dans une manière de monachisme laïc, où l’on cultiverait, où l’on entretiendrait, à titre privé, voire secret, une culture et un art point entachés de cette gluante et salope bêtise idéologique.

Vœu pieux, je le crains, ou prétexte à la désertion, au moins pour cet art supposant et suscitant la représentation publique qu’est, qu’était le théâtre. Car c’est un fait qu’il disparaît sous nos yeux, et d’abord de ses propres sanctuaires.

Ou, comme le disait avec humour Guy Debord en 1988, débutant une liste dont il est évident qu’elle ne pourra jamais être exhaustive : « Les méthodes de la démocratie spectaculaire sont d’une grande souplesse, contrairement à la simple brutalité du diktat totalitaire. On peut garder le nom quand la chose a été secrètement changée (de la bière, du bœuf, un philosophe). »

*

Quant aux endroits où le théâtre demeure, ils sont attaqués sous d’imbéciles et fallacieux prétextes, ainsi que l’on peut voir, ces jours-ci, dans la délirante cabale orchestrée contre Ariane Mnouchkine, sommité du théâtre mondial, coupable selon quelques idéologues racistes, ou racialistes – je ne sais et ne veux pas distinguer –, bien en vue dans les corridors et tubulures culturels, hélas, de ne pas avoir engagé les acteurs qu’elle aurait dû engager si elle s’était appuyée, au mépris de sa conception du théâtre et de la troupe, et de la conception de tout théâtre – où un homme suffit à jouer un homme, pourvu qu’il sache jouer –, sur des conceptions ethno-racialistes patati patata où le taux de mélanine, possiblement, fait l’artiste.

Ariane Mnouchkine, pour envoyer paître ces raseurs stipendiés, et sans pour autant chicaner, a bien raison de s’appuyer sur rien moins que les lois de la République. Il n’y en a pas d’autres, ici et maintenant. (Et puisque j’en suis là, je veux dédier, au passage, cette chronique à Isabelle Barbéris, un vrai mousquetaire, elle !)

Il faudrait se demander longuement, en détails, comment on en est arrivé là, par quelle succession d’abandons, de lâchetés, d’opportunismes. On trouve pléthore, désormais, de ces machins raciaux ou racialistes, de ces gens partout qui entendent obtenir ou proposer des passe-droits au nom de la couleur de la peau, de je ne sais quelle appartenance de genre ou d’une origine ethno-géographique quelconque. Ainsi la très sérieuse école du Théâtre de l’Union ouvre-t-elle un concours réservé aux Ultramarins, sans condition de nationalité. Et les Inuits, ils puent de la gueule, les Inuits ? Et les Auvergnats albinos transgenre à mobilité réduite d’origine tchétchéno-bolivienne ? Ils n’ont pas droit à un concours ? Ne nous impatientons point, tout avance, et au prestigieux Conservatoire national supérieur d’art dramatique, on peut candidater femme, homme ou non binaire ! Mais les végans, bordel, les végans ? Ah, le travail est immense devant nous où tout est à détruire !

*

Il est vrai qu’aux sommets de l’édifice culturel, les places sont bonnes et que les bonnes places sont chères ; que seuls désormais y accèdent, dans la masse des prétendants, ensuite s’y maintiennent, des gens à l’échine très souple, à la langue habile à tenir quelque discours qu’il faudra, pourvu qu’on veuille bien clairement le leur indiquer, et dont tout le travail, à la scène comme à la ville, consiste à les obtenir.

Le courtisan tient le discours qu’il faut, et rien ne lui coûte moins que d’en changer au moment opportun. Voilà l’option cynique ; l’autre également envisageable, c’est celle de la rhinocérite. Une manière, là encore, de contagion mimétique. Une fainéantise aussi.

Non, merci ! Travailler à se construire un nom

Sur un sonnet, au lieu d’en faire d’autres ? Non,

Merci ! Ne découvrir du talent qu’aux mazettes ?

Être terrorisé par de vagues gazettes,

Et se dire sans cesse : « Oh ! pourvu que je sois

Dans les petits papiers du Mercure François » ?…

Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,

Préférer faire une visite qu’un poème,

Rédiger des placets, se faire présenter ?

Non, merci ! non, merci ! non, merci ! […]

Voilà pourquoi j’hésite en somme.

*

*     *     *

Pour être très concret, j’ai failli commencer cette chronique, symptomatiquement nommée Restez chez vous, en vous disant qu’entre deux textes à écrire, je me suis récemment mis à lire les merveilleux Cahiers de Paul Valéry.

Quelque chose en moi ne se départit pas de penser que j’aurais mieux fait. Qu’il est plus important de donner envie de connaître Paul Valéry ou quelque autre grand artiste, que de critiquer la bêtise conquérante, au risque de lui ressembler.

Plus je vais, plus je répugne à descendre me vautrer dans cette bauge des actualités.

Et voyez, dans l’autre direction, ascensionnelle, rien n’est plus simple :

« Le poète cherche un mot qui soit

féminin

de deux syllabes

contenant p ou f

terminé par une muette

et synonyme de brisure, de désintégration

et pas savant, pas rare –

6 conditions – au moins.

Syntaxe, musique, règle des vers, sens et tact ! (1913) »

*

Je pense à La jeune Parque, ce poème de cinq cent douze vers, commencé en 1912 et écrit tout au long de la Première Guerre mondiale, à ce même Valéry se comparant lui-même à ces « moines du premier Moyen Âge qui écoutaient le monde civilisé […] crouler […] et toutefois […] écrivaient difficilement, en hexamètres durs et ténébreux, d’immenses poèmes pour personne ».

Je pense à ses amis, qui à la parution de l’ouvrage, trouvèrent parfaitement normal, aimant ses vers, de les apprendre par cœur et je me demande qui, aujourd’hui, se met en tête d’apprendre, pour son plaisir personnel et pour celui de les offrir, les vers d’un poète qu’il aime ?

Critiquer la bêtise m’aura donc empêché de défendre la beauté ou, du moins, d’essayer d’en donner le goût, et je ne l’aurai finalement fait qu’ainsi : au raccroc. C’est moche.

*

Tenir les deux ? Ensemble ?

Est-ce possible, seulement ?

Pour un oui, pour un non, se battre, – ou faire un vers !

Surtout, pour y revenir encore, je pense au Cyrano de Rostand, à la célèbre tirade dite des Non, merci, à la scène 8 de l’acte II, où le poète gascon, ayant décrit le fonctionnement universel de la cour ne se peut trouver libre qu’en s’abstenant d’y mettre un pied, parce que cela, déjà, engage trop ; à cette tirade, qui, en son contexte propre, n’est que la réponse développée du poète à la proposition d’un De Guiche qui ne rêve que de museler le turbulent Gascon au prétexte de le promouvoir auprès du Cardinal de Richelieu – « un ministre, celui-là » :

Un poète est un luxe, aujourd’hui, qu’on se donne.

Voulez-vous être à moi ? 

La réponse de Cyrano :

Non, monsieur, à personne.

Pascal ADAM

Lire les chroniques bimensuelles de Pascal Adam :

Gangsta Rep. De ce qu’il advient des bonnes résolutions (02/09)
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