Donner son avis oblige. En tous cas, devrait obliger

Donner son avis oblige. En tous cas, devrait obliger
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Au commencement de l’économie sociale était un principe coopératif :  « Un homme, une voix ». Principe démocratique ? Tout dépend de ce qu’on met derrières les mots Démocratie, démocratisation et démocratique. Car dans l’économie sociale, donner son avis nous oblige…

Actualité de l’économie sociale

Quand l’Économie Sociale tente de se définir, la vieille formule « un homme, une voix », qui s’est donné un coup de jeunesse en prenant la forme dégenrée « une personne, une voix », cède de plus souvent la place à l’expression « gestion démocratique » que personnellement je n’emploie jamais.

Prononcer le mot de démocratie peut-il être innocent ? Dans la mesure où ce mot désigne tout et son contraire, il y a forcément, dans chaque dialogue, soit un manipulateur et un manipulé, soit deux innocents inconséquents, soit deux complices également conscients de la vacuité de leurs propos.

Qu’en est-il dans l’Économie Sociale ? Au commencement étaient les principes coopératifs. « Un homme, une voix » avait, et a toujours, un sens clair : tous les sociétaires sont égaux en termes de droits de vote, quel que soit le nombre de parts qu’ils détiennent. Leur rémunération, la ristourne, n’est en effet pas liée à la possession du capital, mais au volume d’affaires qu’ils réalisent avec leur coopérative.

Mais qu’en est-il de ces grandes associations qui ne comptent guère de sociétaires, tout au plus une poignée d’administrateurs qui sont leurs seuls membres ? « Un homme, une voix » n’a guère de sens. Alors on a édulcoré, et la loi Hamon l’a gravé dans le marbre législatif : la gestion démocratique a été érigée en principe. Qu’est-ce que cela implique pour la gouvernance ? Rien. Ce n’est que de l’affichage de bonnes intentions. Et cela permet toutes les interprétations, tous les abus.

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Lorsqu’on donne à un étudiant ce pensum incontournable qu’est une dissertation sur la démocratie, on sous-entend une majuscule à ce mot qui devient dès lors une idée noble, voire une idole devant laquelle on ne peut que se prosterner. Il y sera question du gouvernement de la Cité et de la représentation du Peuple. On est dans ce que Paul Lafargue, le gendre de Marx et l’héritier d’une partie de la fortune d’Engels, appelait avec mépris les « grues métaphysiques ».

Mais dans le langage courant, il en va tout autrement. Il y a en fait deux acceptions différentes de la démocratie avec une minuscule, celle de tous les jours : l’une qui se développe autour du verbe démocratiser, l’autre autour de l’adjectif démocratique.

Démocratiser un produit ou un service, c’est le rendre accessible à un plus grand nombre de consommateurs ou de bénéficiaires, autrement dit c’est le vulgariser. Intention louable à l’origine ; ainsi le tourisme social avait-il pour objet de faire découvrir les richesses de nos paysages et de nos sites à des populations aux faibles ressources qui ne partaient guère en vacances. Ambition louable s’il en est, qui fut admirablement réalisée avec les moyens du bord pendant la période, en gros, allant de 1945 à 1965. Ensuite, la démocratisation du tourisme échappa progressivement à l’Économie Sociale pour tomber entre les mains du secteur lucratif et donner naissance au « tourisme de masse » et à tous ses excès. Ceci montre à l’évidence que la vulgarisation en elle-même, la quête du nombre, d’un taux de pénétration le plus élevé possible, ont besoin pour faire sens d’un contre-poids, qui dans le cas du tourisme social prendra diverses formes, allant de la sensibilisation au respect de l’intégrité des sites à l’encouragement à rencontrer les populations locales. Et de fait, le tourisme social devenu « tourisme intelligent » est désormais un produit de niche, et, osons le mot, élitiste.

Voici pour le verbe démocratiser. Quant à l’adjectif démocratique, il se réduit de plus en plus à la simple idée d’avoir le droit de se faire entendre, de donner son avis. Quand on entend dire « ce n’est pas démocratique », cela signifie, neuf fois sur dix, « on ne m’a pas laissé parler ».

On connaît les critiques classiques adressées à ce droit à l’expression dès lors qu’il devient une revendication universelle ; elles reposent sur l’impossibilité mathématique à définir un intérêt général à partir de la rencontre des intérêts particuliers (c’est le paradoxe de Condorcet, énoncé en 1785, et en quelque sorte définitivement confirmé en 1951 par le théorème d’Arrow), et aboutissent à justifier la règle de la majorité.

Or c’est une critique beaucoup plus actuelle qu’il convient d’examiner. Le droit à donner son avis est devenu, tout au moins chez certains activistes, le droit à ce que son avis soit suivi. Autrement dit, le droit de l’imposer à autrui, à ceux qui crient moins fort. C’est ainsi que se forment des coalitions, qui peuvent au départ être ultra-minoritaires, et qui parviennent à faire prévaloir leur point de vue, percutant de fait le principe majoritaire, lequel est pourtant le fondement de la démocratie… mais d’une démocratie à l’ancienne.

Or cette ancienne démocratie, la voix de la majorité, semble ne plus avoir beaucoup d’ardeur à se défendre face aux assauts des minorités agissantes qui se réclament de la légitimité démocratique à revendiquer. Je suis, j’existe, donc j’ai le droit de m’exprimer, donc j’ai le droit à ce que mon expression soit entendue, donc j’ai le droit à ce qu’elle ne puisse être contestée, car alors c’est mon existence même qui serait niée.

Trop d’exercice démocratique vient tuer la démocratie. Là aussi, on voit qu’à l’évidence il y faut un contre-poids, qui vienne l’arrêter à temps, avant qu’il ne prenne le chemin de la folie furieuse.

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Les vecteurs de ces dérives mortifères, tant pour le bien commun que pour le plus élémentaire bon sens, se sont en général organisés sous forme associative. Lorsque les médias évoquent, à propos de conflits les plus divers et sans autre précision, « les associations », on peut tenir pour assuré qu’il ne s’agit que d’organisations partisanes qui n’ont aucune production économique, et qui donc ne peuvent relever de l’Économie Sociale, malgré leur forme juridique.

Bien au contraire, la nature même de l’Économie Sociale, c’est que les contre-poids évoqués plus haut y sont explicitement prévus. Dans une SCOP, le droit à l’expression est ouvert, même encouragé. Mais il est soumis à un impératif de compétence technique, à la sanction du marché (il faut trouver des clients) et à celle de la rentabilité (on doit gagner de l’argent). Cela modère les fantaisies. Donner son avis oblige, et divaguer n’est pas proposer.

Philippe KAMINSKI

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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.



 

 

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