“Dunsinane”, par exemple

“Dunsinane”, par exemple
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Où notre chroniqueur utilise la pièce de David Greig pour montrer ce que le théâtre peut encore faire lorsqu’il ne s’abaisse pas au commentaire idéologique de l’actualité.

RESTEZ CHEZ VOUS

Dunsinane, de David Greig, reprend l’histoire de Macbeth où la laisse Shakespeare. Du moins, en apparence. Ou, pour être d’emblée plus précis : elle reprend à la fois l’histoire où Shakespeare la laisse, et en fait immédiatement une histoire de notre temps, parce qu’il n’est pas possible à un auteur de ne pas être son contemporain.

Nous lisons — puisqu’il est ici question de lecture — un grand poème dramatique, une composition, qui raconte la suite de la conquête de Dunsinane dans un lointain passé et une métaphore immédiatement claire de notre monde contemporain. Une métaphore, il faut le dire, désencombrée de l’idéologie partisane comme du journalisme. En un mot, nous lisons du théâtre, et non pas une série malhabile d’injonctions à penser comme l’auteur je ne sais quel fait divers.

Il est donc ici question de théâtre et finalement, de rien d’autre.

Amené par l’armée anglaise déguisée en forêt de Birnam, Malcolm vient régner sur l’Écosse. Problème de taille : la reine (Lady Macbeth chez Shakespeare, Gruach chez Greig) n’est pas morte.

Greig n’essaie en rien d’imiter Shakespeare. La pièce se divise en quatre actes-saisons. Sa langue est âpre et violente, mais différemment selon que ce sont les hommes de troupe ou les hommes de pouvoir qui s’expriment. L’armée qui a défait l’ancien tyran shakespearien est une armée d’occupation et l’on s’aperçoit vite que l’Angleterre unifiée ne comprend pas grand-chose aux rivalités claniques écossaises ; c’est même, en plus de la langue, tout un régime de langage qui diffère.

Sans compter que l’idée d’apporter la paix est quand même une sacrée foutaise ; surtout quand elle est sincère. Le personnage principal, c’est Siward, le général anglais, un homme plutôt bon, avec des principes dont il semble qu’aucun jamais cependant ne s’accorde à la réalité.

Les Écossais pensent que nous sommes ici pour les assujettir. C’est notre tâche de leur prouver qu’ils se trompent. Nous ne prendrons ni femmes ni or, et nous ne prendrons pas une bête de plus que ce dont nous avons besoin. Nous allons faire en sorte qu’ils nous accordent leur confiance. Compris ?

On sait ici que c’est foutu d’avance.

Sitôt après, dans le premier acte, qu’ils ont pris ensemble Dunsinane, on comprend que Malcolm avait dit à Siward que la reine était morte ; et l’échange entre eux est admirable :

SIWARD. — Vous m’avez menti.

MALCOLM. — Siward — il y a une petite chose qu’il faut que je vous dise, si ça ne vous ennuie pas — et je ne suis pas en train d’essayer d’éluder votre remarque dénuée de nuances, mais il y a un point essentiel que je dois clarifier avant que nous n’allions plus loin. En Écosse, il est tout à fait inacceptable de me traiter de menteur — si — ici dans la grande salle par exemple — un homme devait me traiter de menteur cela exigerait — essentiellement — une réponse violente — un tel propos étant — comme il se devrait — une question d’honneur — et donc habituellement nous gérons ce genre de chose en Écosse non seulement en faisant attention à ne pas dire de mensonges — mais aussi en faisant très attention à la façon dont nous entendons et comprenons les mots. Aussi, par exemple — si quelqu’un en Écosse dit : « Il semble qu’une personne soit morte », nous avons tendance à entendre ce mot « semble » — « semble » — et naturellement ce mot fait la différence. N’est-ce pas exaspérant ? […] et il s’agit simplement de clarifier : êtes-vous en train de me traiter de menteur ?

SIWARD. — Non.

Et, à la fin de la même scène :

SIWARD. — Y a-t-il autre chose concernant la situation actuelle de l’Écosse au sujet de quoi ma compréhension aurait pu être erronée ?

MALCOLM. — Une chose.

SIWARD. — Laquelle ?

MALCOLM. — Elle a un fils.

Ici, la pièce est véritablement lancée, nous sommes au cœur de l’affaire, qui est au fond le nouage dans la langue de la politique et de la poésie, nous n’en sortirons pas — et il importe ici de saluer ici la très belle et très fine traduction de Pascale Drouet.

Avec Gruach aussi, Siward fait montre de ses bonnes intentions :

SIWARD. — Gruach, je n’ai aucun différend avec vous. Je suis venu ici pour installer Malcolm sur le trône, afin de protéger la frontière nord de l’Angleterre. Ma mission est de mettre en place un nouveau royaume — pas de régler d’anciennes querelles. Il me faut donc maintenant faire table rase du passé. Il me faut maintenant désamorcer toutes les revendications du passé, les éradiquer, puis —
En nous y prenant ainsi, nous avons une chance de pouvoir établir une paix équitable dans une Écosse où chaque clan pourra s’épanouir, y compris le vôtre. On ne bâtit pas de nouveaux gouvernements sur d’anciennes blessures.

GRUACH. — Qu’attendez-vous de moi ?

SIWARD. — Je veux que vous renonciez à ce que votre fils prétende au trône.

GRUACH. — Mon fils ne prétend pas.
Mon fils est le Roi.
Ce n’est pas un sujet à propos duquel il a le choix.

À la différence de David Greig, je suis tout à fait ignorant des tensions qui peuvent exister aujourd’hui entre l’Angleterre et l’Écosse et qui ont peut-être guidé le choix de son sujet ; mais cela n’empêche absolument en rien la fiction de fonctionner.

Au contraire. Les armées d’occupation sont légion ; leurs échecs également. Pour ne pas prendre à mon tour de parti, je puis aussi bien penser aux occupations soviétique ou américaine de l’Afghanistan ; entre cent autres exemples, opérations africaines peut-être… Et, au fond, peu importe.

Tout, dans la pièce, va merveilleusement mal tourner, la promesse d’alliance par le mariage de Malcom et Gruach étant immédiatement noyée dans le sang, obligeant même le bon Siward à devenir impitoyable. Et l’opposition du politique et du soldat à se formuler clairement :

SIWARD. — Je suis un soldat. J’aime la clarté.

MALCOLM. — La clarté se rapproche dangereusement de la brutalité.

SIWARD — Et la subtilité se rapproche dangereusement de la corruption.

De la parole dépendent la paix, les morts chaque jour amenés sur une charrette, les représailles à l’infini, l’écriture de l’histoire. Quand son second anglais, Egham, lui dit qu’il faut partir, quitter l’Écosse, Siward entend que cela revient à admettre « être vaincu ».

EGHAM. — Être vainqueurs, ce n’est pas un fait, Siward — être vainqueurs, c’est une décision que nous prenons.

Une clé essentielle est peut-être donnée par Macduff, le second écossais de Siward ; c’est après que le discours de Malcolm, discours objectivement cynique prononcé en anglais, a ouvert la réunion en congrès des chefs de clans, réunion qui doit mener à une paix dont chacun sait, sauf peut-être Siward, qu’elle est impossible, de n’être pas souhaitée (et après tout, il se peut bien que la présence des Anglais, quoique leur fournissant un ennemi commun, n’empêche même pas réellement les clans de se mettre sur la gueule) ; Siward trouve que Malcolm ne s’est pas rendu populaire. Macduff lui répond que tout va bien, que la plupart des chefs ne parlent pas anglais et que ceux qui le parlent savent qu’il plaisante.

SIWARD. — Pourquoi plaisanterait-il à propos de son propre règne ?

MACDUFF. — Pour que nous comprenions qu’il dit la vérité.

SIWARD. — Qu’est-ce que c’est — une plaisanterie ou la vérité ?

MACDUFF. — Les deux.

Pascal ADAM

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David Greig, Dunsinane, traduction de Pascale Drouet, Presses Universitaires du midi, 2016, 16 €
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique, qu’il tient depuis janvier 2018. Un recueil choisi de ces chroniques paraîtra aux éditions Corlevour en 2022.



 

 

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