Festival d’Avignon – “Architecture” de Pascal Rambert : « ah ah beuh bloug rreugrr pi pi ! »

Festival d’Avignon – “Architecture” de Pascal Rambert : « ah ah beuh bloug rreugrr pi pi ! »
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Le 73e festival d’Avignon s’est ouvert jeudi soir sur une histoire familiale et européenne de quelque trente ans, servie par neuf comédiens renommés et faisant de la Cour d’honneur du Palais des papes une œuvre à part entière. L’écrivain et metteur en scène Pascal Rambert signe une pièce d’une grande richesse thématique, bien que parfois trop verbeuse et réflexive.

La thématique de la pièce avait bien des atouts pour nous séduire : questionnements sur l’Europe, son destin, l’aveuglement devant l’horreur qui peu à peu s’immisce jusqu’au cœur du quotidien, questionnements sur le langage, le statut de la parole, l’incapacité à communiquer, questionnements sur le non-dit, le trop-dit, ou encore le conflit générationnel.

Plus encore, nous nous réjouissions grandement que la Cour d’honneur remette (enfin !) un auteur contemporain à l’honneur – indépendamment de tout critère d’appréciation sur l’œuvre de Pascal Rambert.

Semblant d’unité

À notre entrée dans la Cour d’honneur, la scène s’offre à nous, faite de bois et de blancheur. Le mobilier central, réparti en cinq îlots comme autant de pièces ou de logements, est de l’époque Biedermeier (1815-1848), unique indice énoncé oralement pouvant laisser comprendre aux plus cultivés d’entre nous que la famille est sinon viennoise, du moins autrichienne (nous ne le comprenons avec certitude qu’à la fin). Il est pourtant bien question de Vienne, mais la ville semble prise dans un long voyage sur le Danube, de sorte que cette famille apparaît – probablement involontairement, au risque de nous perdre géographiquement – apatride, déracinée, errante. Sur les côtés de la scène, des meubles, recouverts de drap, entre désuétude et laboratoire, entre oubli et froideur.

Les neuf comédiens entrent en scène au pas de charge, sous l’impulsion du patriarche Jacques Weber. Ils s’accordent par une danse, une tarentelle en forme de rondeau, revenant à trois ou quatre reprises entre deux scènes, évoquant le seul lieu d’unité possible, unité factice sous l’impulsion d’un violon, joué par Marie-Sophie Ferdane, qui interprète la jeune amante de Jacques, usurpatrice aux yeux des enfants de la place maternelle, elle qui a le même âge que ses belles-filles. Tous se jugent, tous se préjugent, tous se méjugent. Ainsi que le dit si bien Octave dans La Règle du jeu, « ce qu’il y a de terrible dans le monde, c’est que chacun a ses raisons ». Le héros de Jean Renoir sera la triste victime, partiellement innocente, de ces raisons juxtaposées. Les protagonistes d’Architecture y laisseront également leur vie.

Le patriarche Jacques ouvre la pièce d’un long monologue, qui ne surprend pas ceux qui connaissent déjà le théâtre de Pascal Rambert, adepte du procédé. Sa longue diatribe prend violemment à partie son fils Stan (Stanislas Nordey) qui vient de le ridiculiser lors d’une remise de médaille récompensant sa longue carrière d’architecte néo-classique (belle trouvaille pour le Palais des papes, qui devient œuvre à part entière et non plus décor) : « ah ah beuh bloug rreugrr pi pi » a crié le jeune homme, « pendant ce moment sacré qu’est la lecture du texte avant décoration ». Conflit générationnel, certes, mais aussi conflit de langue, entre celle officielle et cadrée des officiels de la nation et celle insensée, balbutiante parce qu’incapable de formulation rationnelle de Stan. Pascal Rambert dit s’être en partie inspiré de Ludwig Wittgenstein. Si l’on retrouve la question de la limite du sens et de la langue, énoncée par le penseur et scientifique autrichien (dont le complexe Tractatus a fait blanchir quelques cheveux à l’auteur de ce papier), nous voyons quant à nous un autre lien de parenté, avec l’artiste franco-roumain Isidore Isou : « ah ah beuh bloug rreugrr pi pi » ne serait-il pas le commencement d’un poème lettriste ?

Éducation au langage

C’est que les questionnements sur le langage, qui traversent l’œuvre de Pascal Rambert, ne sont pas nouveaux. Ils s’inscrivent dans une longue tradition, du mythe antique à Wittgenstein, de la parole créatrice de Dieu dans la Genèse à Theodor W. Adorno. Pascal Rambert décline cette problématique en chacun de ses personnages.

Les quatre enfants du patriarche ont un rapport spécifique à cette parole, par leur être ou leur métier : Stan écrit mais contient également une parole refoulée, celle de son homosexualité qu’il n’ose avouer à son père, Denis (Podalydès) – ainsi que sa femme Audrey (Bonnet) – bégaie, Emmanuelle (Béart) est psychiatre, tandis qu’Anne est éthologue, évoquant par endroits la communication propre aux animaux. Les autres personnages portent un autre type de parole : Arthur (Nauzyciel), le mari d’Emmanuelle, est militaire, qui ne jure que par la précision langagière, tel un absolu ; Laurent (Poitrenaux), l’époux d’Anne, est journaliste. Enfin, Marie-Sophie (Ferdane) est poète.

Tous sont issus d’un milieu social et artistique élevé ; tous ont reçu une haute éducation, éclairée. Aucun n’est en mesure d’affronter seul l’imminence de la destruction. Il aurait fallu un corps qui s’écoute, qui entende les raisons de l’autre, alors même que – selon Pascal Rambert – le début du XXe siècle se prêtait plus au collectif que notre propre époque. Car les passages entre ces deux temporalités sont incessants. Les personnages du passé portent le prénom des acteurs du présent ; la question européenne reste au centre de bien des préoccupations ; le langage est soumis à de violentes pressions : les infox ou vérités alternatives, énoncées par les officiels (notamment les journalistes, qui en prennent légitimement pour leur grade dans la pièce), aussi bien que les réseaux sociaux, vecteurs de colère et de haine continuels, ne permettant aucun débat serein ni d’écoute réelle.

Incertitudes spatio-temporelles

Nous suivons donc cette famille, ou plutôt l’effondrement de toute architecture, familiale et humaine, entre 1910 (la troisième scène mentionne d’entrée 1911 et conclut par le fait que la remise de médaille a eu lieu un an auparavant) et 1925. Du moins est-ce la date donnée explicitement dans l’avant-dernière scène. L’épilogue en effet mêle deux temporalités : il y est question d’invasion, de rationnement, de meurtre pour question de sang… Nous sommes à Vienne, rappelons-le. Est-ce l’Anschluss en 1938 ? Probablement, bien que l’irruption du présent perturbe les marques. Marie-Sophie et Emmanuelle sont victimes des soldats qui les tuent pour raison de sang… Cette famille était-elle juive ? Probablement. Ces incertitudes sont néanmoins étonnantes.

Nous avons lu le texte avant de voir la pièce, fort heureusement. Car à aucun moment nous n’avons compris qu’il s’agissait d’une famille juive de Vienne, avant la fin. Les quelques amis et connaissances rencontrés lors de l’entracte (mais pourquoi donc cet entracte, qui a vidé la moitié des gradins ?) ont été incapables de me dire où se situait l’action et quelle était la religion de cette famille, lorsque je les interrogeai.

Est-ce volontaire de la part de Pascal Rambert ? Si tel est le cas, nous peinons à comprendre le sens d’une indétermination générale qui se conclurait par une surdétermination à l’heure de la mort.

Extériorité de la narraturgie

Si toutefois, comme nous le pensons, cette absence de précisions est involontaire, nous l’inscrivons dans un mouvement problématique de la pièce : une succession abondante, débordante, massive et réflexive de discours généraux. Le problème est double : d’une part, un certain nombre de propos sont des resucées de positions énoncées maintes fois (sur le couple, l’homosexualité, les générations qui précèdent, l’avenir, etc.), que nous pouvons cependant comprendre ; d’autre part, nous sommes très régulièrement confrontés à une copieuse narraturgie, procédé théorisé par l’artiste catalan José Sanchis Sinisterra, qui consiste à venir devant les spectateurs et à lui raconter une histoire, à la troisième ou à la deuxième personne, sans que jamais elle ne nous soit concrètement montrée.

Chaque personnage nous explique sa souffrance, ses combats intimes ou relationnels, mais très peu sont réellement mis en scène, montrés, incarnés. Nous restons ainsi trop extérieurs à l’action qui se déroulent devant nos yeux, car le discours, la harangue et l’exposé (y compris des sentiments) occupent tout l’espace. Plus encore, l’impression revient qu’on veut tout nous dire, tout nous expliquer, tout nous faire comprendre, à la manière de ces romans choraux qui, en multipliant les points de vue, étouffent toute possibilité de réflexion personnelle sur les personnages, donc toute possibilité d’évasion. L’écoute est sollicitée à l’extrême, au risque de nous emporter et de nous noyer dans le flot des mots.

Lorsque Luchino Visconti raconte le déclin de familles et de sociétés, dans Le Guépard, Les Damnés ou Ludwig, le crépuscule des dieux, il n’explique pas, ni ne discourt sans fin : il montre artistiquement. Et ce que l’art exprime suffit à convaincre, à nous emporter sensiblement et intellectuellement. Lorsque Ingmar Bergman souhaite aborder le conflit générationnel, comme dans Sonate d’automne, il crée un huis-clos et une tension (admirables !) entre Ingrid Bergman et Liv Ullman, durant une interminable nuit d’insomnie.

La création est libre… le spectateur devrait l’être davantage aussi !

Si les changements de décor (le mobilier de bois-Biedermeier devient métallique-Bauhaus, sous les conseils de Harold Mollet), le jeu de lumières d’Yves Godin de la pure blancheur initiale aux nuances diverses et l’évolution colorée des costumes créés par Anaïs Romand sont intellectuellement pertinents, les personnages d’Architecture se regardent vivre, ressentir, éprouver, mourir… Certains choisissent leur mort quand d’autres sont assassinés ; tous se regardent mourir, non sans complaisance, parfois avec ennui. Cette réflexivité n’est pas d’abord celle de la pièce, mais celle de tout un pan (très large) du théâtre contemporain. On aime s’écouter interminablement parler, dire, prononcer, questionner, interroger… non sans un réel talent d’expression, qui ne connaît malheureusement pas cette simplicité d’écriture qui éblouit tout lecteur-spectateur de son évidence. On en oublie in fine de creuser l’essence même de l’art : le faire, le ποιέω” en grec étymologiquement le poème.

Durant toute la pièce affleurent nombre d’allusions au théâtre. Nous connaissons l’écriture de Pascal Rambert et savons combien il aime jouer de ce procédé, aux aspects parfois intéressants, comme dans certains passages de Reconstitution. Au fil des scènes, nous aimons la subtilité avec laquelle il construit de fines passerelles entre le passé et le présent, sans forcer, sans asséner… C’était sans compter sur la dernière partie de la scène finale, qui impose un message qu’on avait pourtant compris, mais qui ne nous était jusqu’alors pas asséné au risque d’atrophier notre imaginaire : nous sommes au théâtre, donc le passé est présent et inversement, et en retour, et réciproquement, et vice-versa, et… S’arrêter à l’Anschluss, à l’aube d’une ère terrible, c’était en dire assez sur nous-mêmes ; nous l’enfoncer de force dans le crâne par une série d’ordinateurs Apple interposés, c’est trop.

La loi l’a récemment rappelé : la création artistique est libre. Bien. Il serait bon que les artistes n’oublient pas que les spectateurs aussi ont droit à davantage de liberté ! Moins d’idéologie martelée, moins de mots jetés à la criée, et plus de monstration poétique, voilà un beau programme. La pièce que nous présente Pascal Rambert n’est pas un échec, loin de là, mais elle aurait mérité plus d’incarnation, plus d’« encharnellement » (dirait Charles Péguy), la corporéité du langage seule ne faisant pas ici théâtre.

Conclusion publique

Dans une interview accordée à Marie Plantin le 4 avril dernier (interview incluse dans le dossier de presse qui nous a été remis), Pascal Rambert explique que la perspective de jouer Architecture dans la Cour d’honneur a modifié sa manière d’écrire le texte : « Ce qui m’intéresse avec la Cour d’honneur avant tout et au-delà de son architecture justement, de l’espace et du ciel, c’est son public. C’est bien sûr le rendez-vous des ultra-professionnels de la profession, mais aussi des habitués du théâtre et du festival qui viennent régulièrement à Avignon, et il y a tout un tas de gens qui arrivent là un peu par hasard […] Donc on s’adresse à un public extrêmement divers et nombreux. […] Faire le malin dans la Cour d’honneur avec un dispositif radical qui laisse sur le quai la moitié du public, ça ne m’intéresse pas. »

Si le dispositif n’était effectivement pas radical, il reste qu’une bonne moitié du public a quitté la Cour, du début jusqu’à l’entracte. Sont-ce les ultra-professionnels, les habitués ou les hasardeux ? Nous ne le saurons pas, mais parions que les déserteurs attendaient probablement plus de concret et moins de palabres, aussi intéressants soient-ils. Ils attendaient également une meilleure sonorisation, qui aurait permis de savoir qui parle, ce qui n’était pas toujours évident ; d’où le départ massif des derniers rangs dès la première heure. Si vous allez voir ce spectacle, intéressant à bien des égards en dépit de (ou en raison même de) nos réserves, tâchez d’avoir de bonnes places !

Pierre GELIN-MONASTIER



DISTRIBUTION

Création : 4 juillet 2019 dans la Cour d’honneur du Palais des papes (Avignon)
Durée : 3h45
Langue : française
Public : à partir de seize ans

Texte, mise en scène et installation : Pascal Rambert

Avec Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Anne Brochet, Marie-Sophie Ferdane, Arthur Nauzyciel, Stanislas Nordey, Denis Podalydès sociétaire de la Comédie-Française et Pascal Rénéric (en alternance), Laurent Poitrenaux, Jacques Weber et Bérénice Vanvincq

Collaboration artistique : Pauline Roussille
Lumière : Yves Godin
Costumes : Anaïs Romand
Musique : Alexandre Meyer
Chorégraphie : Thierry Thieû Niang
Chant : Francine Acolas
Conseil mobilier : Harold Mollet

Crédits photographiques : Christophe Raynaud de Lage



OÙ VOIR LE SPECTACLE ?

Spectacle vu le 4 juillet 2019 dans la Cour d’honneur du Palais des papes (Avignon)

  • Du 26 septembre au 5 octobre 2019 : théâtre national de Bretagne (Rennes)
  • Du 15 au 24 novembre 2019 : théâtre national de Strasbourg
  • Du 6 au 22 décembre 2019 : théâtre des Bouffes du Nord (Paris)
  • Du 7 au 10 janvier 2020 : Bonlieu, scène nationale d’Annecy
  • Du 15 au 17 janvier 2020 : la Comédie de Clermont-Ferrand
  • Du 24 janvier au 1er février 2020 : les Gémeaux, scène nationale de Sceaux
  • 5 et 6 février 2020 : le Phénix, scène nationale de Valenciennes
  • Du 12 au 19 février 2020 : théâtre des Célestins (Lyon)
  • Du 21 au 23 février 2020 : VIE Festival, théâtre Arena del Sole (Bologne, Italie)

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Marie-Sophie Ferdane - Architecture de Pascal Rambert (crédits - Christophe Raynaud de Lage)



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