Lecture stupéfiante & stupéfiante lecture

Lecture stupéfiante & stupéfiante lecture
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.

« Restez chez vous »
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De mon côté, je passe tout mon temps à lire. D’ailleurs, je suis pratiquement sûr de vous avoir déjà lue quelque part. 

Peu de choses a priori me disposait à lire un livre, un roman qui plus est, intitulé En rêve et contre tout.

Je me méfie un peu, je l’avoue, de l’emploi trop fréquemment imbécile du mot rêve, dans son acception commerciale comme dans son acception révolutionnaire, lesquelles d’ailleurs ne diffèrent plus, ou d’un nano-iota. Je me méfie également un peu des gens qui sont contre tout, et je vous prie de croire que j’ai de vraies raisons à cela, puisque c’est un travers dans lequel je donne hélas volontiers… Quant au roman, au roman contemporain, comment vous dire ?… je m’en méfie comme de cette peste qui le plus souvent circule en lui, dans un pays qui lit de moins en moins mais où il semble bien qu’un million de manuscrits de romans en attente s’essaie à venir gaver un système éditorial obèse, et qui cherche encore et toujours du gras, c’est-à-dire du toujours déjà connu, déjà lu, déjà bouffé vite-fait mal-fait, un peu comme un habitué de fast-food qui ne sait pas encore, quel suspens !, lequel de ses menus préférés, combinant les mêmes éléments fabriqués en série, il va bien pouvoir se taper dans des délices navrantes ! Mais je m’égare.

Je disais donc que peu de choses a priori me disposait à lire ce roman d’un auteur dont le nom m’était inconnu, et qui au surplus ne se trouvait pas en rayon dans la pourtant excellente librairie que je fréquente assidument. Le nom seul de l’éditeur, Pierre-Guillaume de Roux, eût cependant pu m’engager, ayant déjà trouvé grand plaisir de lecture à certains livres qu’il a publiés. Mais enfin, paraît-il, on ne peut pas tout lire…

Mais reprenons d’ailleurs, voulez-vous ? C’était une matinée de printemps, ensoleillée et chaude, la brise entrait par la fenêtre grand-ouverte lorsque, sur le mur facebook d’une amie, grande lectrice et personne de confiance, je likais benoîtement (pléonasme ?) la photographie de la couverture de ce livre, ainsi que le commentaire élogieux afférent laissé par cette amie, laquelle aussitôt me fit parvenir ce message privé : « On vous l’envoie ! » Après quoi le bouquin, il faut se le figurer ainsi en compressant un peu le temps, vola jusques à moi, entra par la fenêtre et tomba sur mon lit qui se trouve être pour moitié ma table de travail.

Je ne mentionne cet accident étrange que pour me demander si ma lecture n’a pas réellement commencé là, si j’ose dire, juste avant que je ne commence ma lecture.

En rêve et contre tout, par Anastasie Liou. Roman.

*

La dédicace de l’auteur inconnu évoque une lecture stupéfiante et tout de suite nous sommes envoyés à Londres, le Londres d’aujourd’hui apparemment, où une nommée Sophie L. essaie de filer en cab vers Hyde Park…

L’étrangeté est d’emblée présente – et Dieu sait qu’en ce début de roman, on n’a encore rien vu… –, quoiqu’encore quelque peu familière :

N’avait-elle pas l’impression parfaitement déraisonnable de voyager à bord d’un chapeau melon lequel volait, lui-même, dans l’espace, lancé par une main adroite ? La jeune femme tenta d’en rire. Or la pénombre qui régnait dans le cab ne fit que croître et il s’avéra bientôt qu’elle était bel et bien l’objet des pensées d’un gentleman dont elle ignorait tout, y compris comment il avait eu l’idée de son existence. 

Nous sommes embarqués, dis-je, et bientôt, au chapitre suivant, le célèbre Docteur Watson, désarrimé tout à fait des œuvres de Conan Doyle et ne flanquant aucun Holmes, va débuter son enquête sur les premiers cas découverts de mort par lecture stupéfiante, lesquels semblent concomitants à la disparition inexpliquée du Lapin blanc, peut-être prénommé Gérard, d’Alice au pays des merveilles ; dont nous apprendrons bien plus tard que « sa désertion a fait fondre de moitié la réserve d’heures de lecture dont dispose la Grande-Bretagne ». Ce n’est pas rien.

*

Tout va très vite dans le roman tout imprégné de fantaisie britannique d’Anastasie Liou, avec une légèreté surprenante, et le lecteur se surprend parfois à vouloir freiner sa lecture, crainte au détour d’une virgule prise trop vite d’être éjecté du bouquin. Ce qui finalement n’arrive pas !

Il faut dire que dans le monde de fantômes alertes, farceurs parfois, anges gardiens en tout cas, où nous avons pénétré, les miroirs servent de portes donnant sur des jardins oniriques n’hésitant pas eux-mêmes à opérer à vue leur métamorphose stupéfiante, les paysages, éléments et autres personnages vivants se recomposent sans cesse, Sophie L. ayant par exemple la capacité d’apparaître ou disparaître selon son imagination ou ses pensées, mais également de voyager – aptitude acquise à quatre ans – en aval même de sa propre naissance…

Et, le livre une fois refermé, nous avons, même lentement, traversé à toute blinde ce roman comme en rêve, roman où la mort même n’est pas du tout certaine. La lecture stupéfiante en question dans le livre peut bien tuer et encore tuer, et faire fleurir partout dans les jardins anglais des pancartes No books, la stupéfiante lecture du roman d’Anastasie Liou opère plutôt, en s’affranchissant gaiement de tous les canons en cours de la littérature euclidienne, comme un baume consolateur et apaisant, revigorant de drôlerie – aux deux sens – et, sans peser jamais, de profondeur.

Serais-je réellement dans un rêve ? Mais alors nous ne savons ni si je suis vivant ni si je suis mort.

Mais, comme souvent après un rêve, il nous est un peu difficile de remettre dans un ordre chronologique – et d’ailleurs pourquoi faire ? – la succession effrénée des événements ! À ceci près qu’entre nos mains demeure le livre, objet tangible et tendant à prouver, fallacieusement ?, que nous n’avons pas rêvé cette autre traversée de notre monde insensé, et auquel nous pouvons même, le cas échéant, nous reporter.

*

Essayons un peu tout de même d’isoler un axe, comme on dit, lequel ici est très évidemment cet arc immense reliant, lorsqu’ils sont séparés, et ils le sont souvent, Sophie L. et le Grand Lecteur, et séparant, dès qu’ils se trouvent enfin, notre héroïne et le Gentleman Géranium (autre nom du Grand Lecteur). Il demeure incertain d’établir lequel des deux personnages – comme la lune et le soleil dans les grandes fables japonaises se cherchent et se trouvent un jour, mais seulement un jour – est apparu le premier dans les pensées ou l’imagination de l’autre ; oui, il peut être même idiot de se demander si d’abord c’est le Grand Lecteur qui est apparu à Sophie L. dans ce taxi londonien semblant filer vers la mort de l’héroïne, ou si c’est Sophie L. qui sortit la première le Grand Lecteur d’une de ses lectures favorites – ainsi qu’en attesterait l’ouverture du chapitre VI :

À quoi donc était occupé le Grand Lecteur à l’instant précis où le rêve de Sophie L. prit forme ? Il était plongé au beau milieu de l’une de ses lectures préférées – Illusions perdues – dont l’histoire s’était brutalement interrompue comme sous le coup d’une panne de courant.

Ce qui est certain, et n’est même pas si troublant, c’est que, quoi qu’aucun des deux ne doute de la réalité de l’histoire d’amour qu’ils ont vécu – et en réalité (sic), ils la vivent sous nos yeux de lecteur – aucun des deux pourtant ne s’en souvient, ou par éclairs, par bribes. Au point même qu’à l’un des enterrements de Sophie L., auquel elle a pris soin de n’être pas présente vraiment et de ne pas dépêcher son corps, ou pas tout le temps, puisqu’elle n’est que future défunte, le Grand Lecteur est complètement perdu, errant entre Dumas et Chesterton, ne se souvenant pas de Sophie L., et encourant le reproche étonnant : Comment avez-vous pu quitter une femme aussi drôle ?

C’est la mère de Billy – Billy est un autre nom encore du Grand Lecteur, car quoique nous devrons apprendre plus tard qu’il ne lit qu’en français, s’épinglant ainsi sans doute une autre référence qui nous échappe, le Grand Lecteur tient sans doute ce diminutif de ce qu’il évoque aussi la figure du grand poète irlandais William Butler Yeats – qui, morigénant son fils se plaignant de ne plus pouvoir revoir Sophie L. puisqu’elle est vient d’être enterrée, nous ouvrira les yeux :

– Tu dois savoir certaines choses, Billy. Dans un rêve, il est tout à fait possible d’être mort dans le passé et vivant dans le futur. Je te le dis maintenant afin que les autres invités ne soient pas embarrassés s’ils devaient découvrir l’étendue de ton ignorance et que tu ne te puisses te retenir de la montrer.

Il semble bien que toute cette étonnante galerie de personnages, de lieux et d’éléments n’ait pas d’autres fonctions, quoique celles-ci soient-elles mêmes mouvantes en diable, que de permettre aux protagonistes de s’approcher et ou de s’éloigner au gré de ces aléas et autres impondérables dont nous venons à penser qu’ils sont en somme la vie même.

*

Il en était venu à cette extrémité : chercher refuge au cœur d’un monde où les grandes puissances portaient soudain des titres de romans.

Sans doute est-ce une clé du roman que cette hypervolatilité que l’auteur prend soin de mentionner dès les premières pages ; au point que celle de notre monde concret, ordinaire, et à laquelle il prétend avec une ostentation suspecte qui nous semble tenir de la propagande plus que d’autre chose, est ramenée à sa lourdeur, sa pesanteur, et, si j’ose dire, à sa macabrerie ! Et l’on peut bien ranger dans notre monde sa littérature qu’au petit bonheur j’ai plus haut nommée euclidienne, un peu comme si, plusieurs siècles après Copernic et à l’époque de la physique quantique, les plus affriolants de nos auteurs compassés gouvernaient leurs fictions en s’appuyant comme des charbonniers à leur système de Ptolémée ! Et pourtant, comme dirait l’autre, quel audacieux contrepied dans ce « nous, anges gardiens » qui, à plusieurs reprises, semble se signaler à nous comme le narrateur le plus réel de toute cette traversée onirique, comme dans ce Regard qui semble veiller sur tout, comme on veille à la bonne tenue, à la généreuse profusion d’un désordre certain.

Le Grand Lecteur ne put s’empêcher de penser que quelqu’un veillait sur ses lectures. Qu’il pouvait se remettre à espérer.

C’est que ce roman tout entier est une manière d’antidote à la sinistre torpeur dans laquelle complaisamment clabaude notre monde finissant, ou qui croit en tout cas finir – comme s’il allait nous demander notre avis. Ce qui, tout de même, est plutôt une bonne nouvelle.

Je dis cela d’autant plus tranquillement que je suis le dernier à être exempt de ces moments où plutôt que le rire, le désespoir m’envahit devant la sinistre apparence des choses de ce monde.

Car je m’effraie de découvrir trop tard que je ne faisais strictement rien de ces innombrables images par seconde qui impressionnaient ma rétine, de ces ombres d’images sitôt oubliées que désirées. Sans doute étais-je devenue l’esclave du rêve fabriqué de toutes pièces qui chargeait, jour et nuit, mon regard sans défense de visions harassantes et dressait entre lui et le Ciel des milliers d’écrans continuellement animés : séries télévisées non stop en rafales qui ne s’achevaient jamais… Ainsi en allait-il de mes souvenirs, ainsi en allait-il de ma prétendue certitude d’aimer et d’avoir été aimée, ainsi croyais-je réellement à l’existence de ce visage, de cette voix, de cet indéfectible amour… Quand donc ai-je appris à « voir » ? Quand donc s’est écartée la brume artificielle qui obstruait ma vue et m’empêchait d’apercevoir cette promenade et son château secret dans une autre existence juste de l’autre côté du miroir ? Je ne puis être seule à rêver, il est vrai… Mais j’en vois fort peu parmi les quelques solitaires, tentés par l’aventure, qui osent lever la tête vers les cimes, vers cette majesté hors de portée et qui se penche cependant sur nous, créatures méconnaissables vues du Ciel.

*

Allons, au tour du Grand Lecteur de conclure :

« Serais-je enfin en train de recouvrer la mémoire ? » se demanda le Grand Lecteur avec joie. Et il écouta de plus belle. C’était de la poésie.

Peut-être En rêve et contre tout est-il un roman de la grâce. Après tout, pourquoi pas ? Je ne sais pas, je vais le relire.

Pascal ADAM

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