L’Économie Sociale n’appartient à aucune École

L’Économie Sociale n’appartient à aucune École
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Les 7 et 8 février 2020 s’est tenu au CEDIAS un colloque, le premier du genre, sur l’histoire de l’Économie Sociale. Il s’est achevé sur une table ronde consacrée à la « deuxième gauche », dont la vidéo est désormais accessible en ligne. Je résume ici les réflexions, souvent à l’emporte-pièce, qui me sont venues en visionnant ces échanges que je vous invite à suivre grâce à la vidéo mise en ligne ci-dessous.

Actualité de l’économie sociale

Ils sont sept intervenants. Trois vieux complices que je fréquente depuis des lustres, avec lesquels il a pu m’arriver de me prendre la tête, mais que je reconnais comme détenteurs d’une part de mémoire authentique de ce que fut l’aventure de l’Économie Sociale en France depuis sa renaissance à la fin des années 1970. Je ne me suis jamais soucié de leurs préférences philosophiques, d’ailleurs ils ne les mettaient guère au premier plan. Deux vieux rocardiens, intellectuels de grande qualité, qui ont accepté toute leur vie durant de jouer les seconds rôles auprès de leur Maître, et dont ils vénèrent aujourd’hui pieusement le souvenir. Un jeune universitaire dont j’ignore tout. Et enfin Jérôme Saddier, annoncé comme animateur mais qui en fait se contentera d’assurer l’intervention de clôture. Originaire du monde mutualiste de la fonction publique, ancien directeur du cabinet du ministre Benoît Hamon, il est aujourd’hui président d’ESS France et s’exprime donc en tant que sommet de la pyramide institutionnelle créée par la loi de 2014 dont il fut le principal rédacteur. Dès le début de son propos, il se définit comme « de la dernière génération des authentiques rocardiens » ; dont acte.

Ce Michel Rocard, il m’était arrivé de porter sur lui des jugements peu amènes. Nul ne contestera en tous cas qu’il n’a pas réussi grand-chose de ce qu’il avait l’ambition de mener à bien. Aussi ai-je toujours été étonné de l’adoration sans bornes que lui vouent les survivants de ses fidèles. Il y a du Poulidor dans ce personnage qui, au départ, suscitait une sympathie générale pour ce qu’il pourrait réussir, et qui a conservé chez quelques-uns un attachement passionnel renforcé à chaque échec.

Je suis donc peu enthousiaste à l’idée d’associer durablement son nom et sa mémoire à l’Économie Sociale. J’aime ce qui réussit, beaucoup moins ce qui aurait été si beau si cela avait pu réussir. Je ne veux pas me contenter de cultiver éternellement l’expérimentation ou le témoignage. Curieusement, Rocard, qui incarnait un moment le modernisme et la rigueur, aura laissé une empreinte faite de nostalgie et d’incantation.

D’autant que je conteste fermement la prétention des rocardiens, passés ou présents, à s’attribuer la paternité du renouveau de l’Économie Sociale en France et à la considérer comme une part de leur patrimoine idéologique. Rien dans mes souvenirs ne vient corroborer cette hypothèse. Et ce n’est pas parce que ce territoire ne leur a guère été disputé par les autres courants socialistes qu’ils sont légitimés à l’exploiter en propriétaires exclusifs.

J’ai apprécié les propos d’Alain Bergounioux sur Proudhon. Son analyse est très juste, et vaut de façon générale et intemporelle, pas seulement pour la période où Rocard mobilisait ses partisans pour faire triompher sa « deuxième gauche ». Or en 1975, plein d’ardeur juvénile, je m’étais lancé dans l’organisation, à Arc et Senans, d’un colloque international sur Proudhon. Je me souviens avoir reçu une chaleureuse lettre de soutien de Jacques Delors, et un refus circonstancié mais courtois de Jean-Pierre Chevènement. Mais de Michel Rocard, rien. À l’époque, Rocard était la coqueluche de l’opinion, et je fus pressé, de maintes parts, de relancer mon offre, et d’arroser son entourage. Rien ne revint ; manifestement il ne voulait pas entendre parler de Proudhon.

Alain Bergounioux rappelle également que ces années furent l’âge d’or de l’utopie autogestionnaire. Je m’en souviens fort bien, et surtout du refus forcené des tenants de l’autogestion à tendre la main aux tenants de la participation. Je m’étais beaucoup engagé dans l’espoir de faire se nouer ce dialogue impossible. L’un des fleurons de la participation était alors le Plaza Athénée, palace de l’avenue Montaigne où, à la suite d’un conflit social, le chef concierge Paul Bougenaux fut élu directeur de l’établissement par l’assemblée du personnel. En peu de temps il redressa l’hôtel qui retrouva tout son lustre. Cela aurait pu séduire les autogestionnaires, car c’était de l’autogestion, mais menée sous le nom de participation.

Dix ans après sa prise de fonctions, le succès insolent de Paul Bougenaux énerva l’actionnaire majoritaire, le groupe britannique Forte qui, à l’été 1979, décida de le licencier. Le personnel se souleva alors et je fus adoubé comme leur conseiller extérieur, entièrement bénévole, vu mes états de service en faveur de l’idée de participation. Je parvins à publier deux tribunes, l’une dans le Monde et l’autre dans le Figaro, ce qui mit sir Charles Forte dans une rage folle ; c’était mon heure de gloire !

Là-dessus, le délégué CFDT du Plaza me dit un jour qu’il était temps de faire intervenir Michel Rocard. Je le laissai prendre les contacts nécessaires et trois émissaires du grand homme vinrent nous voir. Il y avait là Jean-François Merle, que je retrouve au milieu de la tribune avec quarante ans de plus (mais moi aussi, j’ai pris le même tarif), Claude Évin, qui se rendra célèbre en 1991 par sa loi éponyme, et François Soulage, le seul des trois que je retrouverai ensuite fréquemment dans les milieux de l’Économie Sociale. Nous descendons tous les quatre déjeuner à la cantine du personnel. D’emblée je les sens distants et avares de confidences. Auraient-ils pensé être invités quatre étages plus haut, à la table trois étoiles des clients milliardaires du palace ? Je compris par allusions que la seule chose qui les intéressait, c’était la guerre interne au parti socialiste contre le « clan Mitterrand » et que toute action de leur part ne pouvait être évaluée qu’à cette aune. Il n’y eut aucune suite à cette rencontre.

La reconnaissance officielle de l’Économie Sociale et la création de la Délégation interministérielle se firent, en 1981-1982, au sein du ministère de Plan tenu par Michel Rocard. Je fus témoin de ces événements, car ce qui allait devenir l’ADDES fonctionnait déjà depuis plus d’un an. Je rendis plusieurs fois visite au premier Délégué, qui se laissait volontiers aller aux confidences. J’en garde le souvenir d’une prodigieuse improvisation. Présenter cela, quarante ans après, comme la ferme volonté d’un Ministre sachant imposer ses vues, et, « en même temps », la faiblesse des moyens réunis comme un souci de « se conformer aux caractères spécifiques de l’Économie Sociale » relève de la pure sidération. Si l’affaire avait vraiment été soutenue par le Ministre, on l’aurait su, on l’aurait vu ! La demande était extérieure, et elle était fluctuante, en fonction des hésitations se faisant jour au sein du CNLAMCA (Comité de liaison des activités mutualistes, coopératives et associatives, ancêtre fondateur de l’actuelle ESS France), et en face, il y avait la logique et le rythme de l’Administration centrale, sur fond de tractations de politique politicienne du plus bas niveau.

Scarlett Courvoisier nous présente comme autant de gages de succès les citations relatives à l’Économie Sociale qu’elle a réussi à introduire dans différents textes officiels, notamment le Plan intérimaire. Comme je la comprends ! Ce genre d’exercice n’est pas aisé, et procure d’intenses satisfactions quand il réussit. Oui, mais qu’en reste-t-il ? Il n’y avait là, après tout, que la prétention de l’action publique à « changer la vie », comme on disait alors, et nombreux y croyaient vraiment. Pour ma part, j’ai dû y céder comme presque tout le monde, mais j’en suis vite revenu.

Ce Plan intérimaire, pour les années 1982 et 1983, devait laisser le temps à la mise au point du neuvième Plan, qui devait être la merveille des merveilles rocardo-socialiste. En effet c’est le huitième Plan qui devait commencer en 1982, mais il fut purement et simplement annulé par la nouvelle équipe issue des élections de 1981. Ce fut aussi cela, la méthode Rocard : on jette par-dessus bord l’héritage de la droite honnie, et avec nous, on va voir ce qu’on va voir. Même si, en l’occurrence, 90 % des experts qui avaient conçu le huitième Plan étaient socialistes !

Rocard nous jouera la même scénette en 1988. Pendant deux ans, il y eut la première cohabitation, et le ministre du Plan, qui avait l’Économie Sociale dans son escarcelle, était Hervé de Charrette. Celui-ci, de son propre aveu, ne connaissait rien à la question le jour de sa prise de fonctions. Mais, à notre vive et heureuse surprise, il prit la chose avec humilité et application, si bien qu’il fut sans doute le meilleur ministre que le secteur ait jamais connu. Entre autres, il mit en route un comité de pilotage officiel chargé de l’établissement du compte satellite de l’Économie Sociale qui commença ses travaux. Quand les socialistes reprirent la main, un jeune énarque imbu de suffisance vint nous expliquer que tout cela ne valait rien, que tout était dissous et qu’on allait repartir à zéro. Eh bien à zéro, on y est resté : il n’y a jamais eu de compte satellite. Ceci est, hélas, une autre histoire.

En conclusion, je voudrais souligner la difficulté qu’il y a, sinon à écrire l’Histoire, du moins à faire revivre les situations telles qu’elles se sont effectivement passées. Je ferais aux jeunes organisateurs du colloque, en toute sympathie, le grief de faire trop confiance aux textes officiels, aux chartes et aux règlements, aux motions de congrès ou aux citations. Toutes ces sources sont à des degrés divers pleines de faux semblants, de litotes, de tropes plus ou moins conscients. Il faut les croiser avec des témoignages, mais on sait qu’en la matière, testis unus, testis nullus ! C’est comme pour un procès d’assises : même avec un épais faisceau de présomptions, on reste loin de la certitude.

Philippe KAMINSKI
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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.



 

 

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