L’ESPRIT CRITIQUE, C’EST LA PROPAGANDE

L’ESPRIT CRITIQUE, C’EST LA PROPAGANDE
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« La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force. » Tout un pan du théâtre contemporain donne envie d’ajouter une nouvelle maxime à celles du 1984 de George Orwell : L’ESPRIT CRITIQUE, C’EST LA PROPAGANDE.

Restez chez vous
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Il y a deux choses qui m’intéressent encore un peu, parfois, dans le théâtre. La première est ce qu’il devrait être ; et qu’il est si rarement : le travail d’interprètes, d’artistes (metteur en scène, comédiens) et de techniciens au service d’une œuvre dramatique. Je dis que cela est rare, et que cela le sera de plus en plus, car tout le système culturel, à peine en avance sur le reste de la société, travaille avec fougue à la disparition de ces œuvres.

Il ne s’agit plus désormais que de voir partout des artistes-créateurs, toujours mis en rivalité entre eux et acceptant de fait cette rivalité, et travaillant en démiurges microbes à faire que tout, autour d’eux, les servent, eux et ce qu’on appelle leur carrière. Il est vrai aussi, pour être trivial, que l’on fait plus facilement un bon spectacle qui marche avec un texte médiocre, c’est-à-dire moyen (notons qu’avec un texte nul, cela redevient difficile), qu’avec un grand texte, je ne sais pas, Britannicus par exemple. Cette grande difficulté interprétative devant ces grandes œuvres du génie humain conduit nombre de metteurs en scène à dépoussiérer le texte, ce qui revient simplement, le plus souvent, à ne pas lire vraiment ce qui est écrit, et concrètement, et pour garder la métaphore, à badigeonner tout ce qu’on a dépoussiéré de merde bio dernier cri, c’est-à-dire à faire dire au texte tout ce qu’on aurait bien aimé qu’il dise, qu’on se trouverait bien incapable de formuler artistiquement, et qui ne se trouve être pourtant que ce qu’il est convenu tacitement qu’il faut dire, au moment t de la production du spectacle.

Le théâtre dont je parle, et qui est devenu si rare, s’adresse aux adultes et à ceux qui veulent le devenir. (J’emploie ici le mot adulte comme substantif, et non comme adjectif, dont le sens moderne, et très souvent spectaculaire, semble surtout signaler qu’il y a sans doute des acteurs à poil dans la pièce, et peut-être dans des positions scabreuses.) Il n’a donc rien à voir avec ce que l’on écrit, dans une niche, à destination de ce qu’on appelle des adolescents, c’est-à-dire des jeunes hommes et des jeunes femmes que l’on a décidé, en les prenant de haut, de maintenir le plus longtemps possible dans cette condition intermédiaire que nombre d’entre eux, il faut bien le constater, ne quittera jamais, sinon pour la sénilité.

Ce prétendu théâtre à destination de ceux que l’on appelle par complaisance des adolescents sert ordinairement de fer de lance à l’idéologie la plus servile et, partant, la plus cynique, je veux dire, la plus bien-pensante, c’est-à-dire la plus vide.

La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force. Ce prétendu théâtre donne envie d’ajouter une nouvelle maxime à celles du 1984 de George Orwell :

L’ESPRIT CRITIQUE, C’EST LA PROPAGANDE

 

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J’ai donc dû lire, pour d’obscures raisons professionnelles, une petite pièce qui s’intitule Fondre, d’un nommé Guillaume Poix dont je n’avais malheureusement jamais entendu parler (je dis malheureusement, car si j’en avais entendu parler, je me serais sans doute passé de lire son texte), publiée aux éditions Théâtrales (qui ont pourtant plusieurs excellents auteurs à leur catalogue).

Il faut reconnaître à cet auteur un talent de cynisme extraordinaire, et qu’il a réussi à fondre (justement) dans un texte extrêmement bref, sans nuance ni qualité dramatique aucunes, deux grands poncifs servant à l’édification normative de l’esprit critique des adolescents : la crise migratoire et le réchauffement climatique.

« — J’ai froid. — Moi aussi, j’ai froid. — Je n’ai jamais eu aussi froid. — On a compris, vous avez froid. — On a froid, oui. — Vous avez froid, oui. (Silence.) — On est où maintenant ? (Silence.) — Est-ce que quelqu’un peut me répondre : on est où maintenant ? »

Le dialogue ci-dessus reproduit, dans une présentation différente, l’intégralité de la première page du texte, qui en compte 24. Autant vous dire que la pièce de Guillaume Poix en son intégralité doit avoir à peu près la taille de cette chronique – ce qui n’est en rien un critère : je suis l’heureux possesseur de quelques merveilleux dramaticules de Samuel Beckett ; mais elle offre un grand confort de lecture, c’est très aéré sur la page, et ne demande aucun effort de compréhension, tout est idiot.

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Je déteste le mot pitch, récemment apparu pour fourguer des daubes aux consommateurs de daubes. Il faut donc l’employer ici. Le pitch :

Il y a des migrants sur la banquise, la banquise fond, les migrants meurent. Fin.

Je pense, sans la moindre modestie, que mon pitch est largement supérieur, d’un simple point de vue littéraire, à l’horrible pièce de Guillaume Poix.

Combien sont ces migrants ? On ne sait pas, les personnages n’ont pas de nom, sinon Jonas et Sofia, c’est fait pour être joué par un groupe d’adolescents, certaines répliques, dont on ne sait si elles seront tenues par un homme ou une femme, pardon, par un garçon ou une fille, sont rédigées (j’allais dire écrites, pardon) en inclusif : « — Je suis sûr.e. »

D’où viennent-ils ? Quelle terre, quelle situation politique, économique ont-ils quittées ? Quels espoirs ont-ils formés ? Qui, songeant que la ruée vers l’or ne fait jamais que la fortune des marchands de pelle, qui leur a fourgué ce rêve d’une vie meilleure ailleurs, dans un pays plus riche ?

On n’en sait rien et pour tout dire, on s’en fout ! Peut-être même sont-ils complètement cons, ces migrants, ayant préféré finir leur voyage sur un morceau de banquise dérivant au gré des courants plutôt que sur le cargo où ils avaient d’abord embarqué. Mais cela n’a aucune importance. Ils sont un peu poètes aussi, ils regardent la lune, de temps en temps un bout de banquise craque et un gars se noie. Et tout cela est parfaitement indifférent. À peine mentionne-t-on à un moment que quelqu’un sanglote.

Je préfère dire qu’il n’y a pas de personnages. Sinon je devrai dire qu’ils n’ont aucune humanité. Et que ce qu’ils disent n’a aucune espèce d’intérêt.

On se fout de ces gens, il faut juste en parler, parce que c’est bien et que c’est ce qu’il faut faire maintenant, en France, pour réussir dans le théâtre. Je vous le dis, le pitch ici est tout !

Tu m’étonnes que l’Éducation Nationale se jette là-dessus comme la vérole sur le clergé !

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Je suis allé chercher, grâce à Google, qui est hélas mon ami, qui est ce cher Guillaume Poix, né en l’an de grâce 1986. Je vous avoue que je lui en voulais — je m’en voulais aussi d’avoir payé 6 euros mes 24 pages d’indigence aérée. C’est quand j’ai vu le parcours personnel de cet infortuné que tout a basculé. Le pauvre homme est lui-même un pur produit de cette maxime que je me suis permis d’ajouter à celles d’Orwell : L’esprit critique, c’est la propagande. Après Normale sup’ et la section « écrivain dramaturge » de l’ENSATT, je dois bien admettre qu’il n’avait aucune chance. Sauf miracle, le gars est cuit pour le théâtre. Le nombre de prix littéraires ou dramatiques déjà reçus vont sans doute le conforter à jamais dans sa posture d’idéologue. Peut-être même deviendra-t-il le chef de file d’une nouvelle génération sans aucun intérêt ! On ne peut à la fin que le lui souhaiter ; au moins vivra-t-il très confortablement.

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Je disais au commencement de cette chronique badine et légère que deux choses m’intéressent encore au théâtre.

La première, donc, est ce qu’il devrait être et qu’il est si rarement : une interprétation des œuvres pour ce qu’elles sont et non pour ce que nous croyons être, narcissiquement. J’en ai parlé succinctement.

La seconde est plus personnelle, concerne davantage l’auteur dramatique qu’il m’arrive d’être. Je la résumerai ainsi, en une formule paradoxale : ce qui m’intéresse au théâtre, c’est ce qu’on ne peut pas y faire.

J’essaierai d’y revenir une prochaine fois.

D’ici là, restez chez vous.

Surtout si vous habitez Rouen et que vous ne pouvez pas quitter la ville. Ou si vous devez vous rendre à la Préfecture de Police de Paris. Ces lieux ne sont pas sûrs.

Pascal ADAM

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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.



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1 commentaire

  1. Bonjour, la lecture de votre chronique sur l’ Apocalypse m’a demandé du temps et le sentiment d’être un peu con et alors j’ai relu et à la fin, j’étais content d’avoir perçu certaines choses et aussi l’envie d’aller plus loin, alors j’ai pris un bout de papier et j’ai écrit le titre de l’oeuvre, le nom de l’auteur et « à acheter ». Merci à vous. La lecture de la chronique suivante m’a rappelé que vous êtes un badin féroce, éprouvant ou jouant la détestation de vos contemporains et le pauvre Guillaume Poix en a fait les frais. Cette élégance dans le tir au pigeons doit sans doute vous être vitale et j’ai mis des mots sur ce que je sais depuis longtemps, à savoir l’inconfort quand je vous rencontre, l’impression d’être un Poix ou même un petit pois de très peu poids à vos yeux. Comment échanger si je me sens inférieur? Ce n’est pas votre faute, c’est la mienne et je comprends très bien que vous n’allez pas être sympathique pour que n’importe quel crétin puisse vous pourrir la vie avec des des conneries du niveau de CE1. Alors je serai plus détendu quand nous nous croiserons la prochaine fois, parce que je nourris un complexe d’infériorité, c’est mon défaut, et vous, vous nourrissez un complexe de complexité (ça ne veut rien dire, c’est vrai mais j’ai pas trouvé mieux), ce qui nous met à égalité. Tout ça ne sont que des mots et je vous adresse un cordial salut du dimanche. Votre amical lecteur.

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