Plongées dans le monde d’après

Plongées dans le monde d’après
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Il nous faut imaginer le monde d’après, entend-on de toutes parts. Mais l’on nous dit aussi que nous n’y sommes pas encore ; tant que le vaccin n’est pas découvert et administré à toute la population, le virus court toujours et nous maintient dans le monde du « pendant ». Le moment pourrait-il dès lors être propice, de faire un grand effort d’imagination, de se projeter dans le futur, quand on est sous un masque et dans la peur du reconfinement, quand on a la hantise de perdre son emploi ? Certes non !

Actualité de l’économie sociale

Mais il est surtout des raisons structurelles, démographiques, qui nous interdisent toute réflexion prospective et collective digne de ce nom. Nos sociétés vieillissantes et sans relève n’ont pas la sève vitale, l’envie, le besoin de se penser un avenir. Elles n’aspirent qu’à une fin tranquille et volontiers égoïste ; qu’importe ce qui viendra après nous. Nous n’avons guère d’exemples historiques capables de nous inspirer. Il a bien existé, jadis, des gérontocraties ; mais jamais de pyramide des âges comme la nôtre. La prépondérance de classes les plus âgées qui concentrent une part sans cesse croissante du patrimoine et de l’épargne impose au pouvoir politique, consciemment ou non, une préférence pour le présent et une indifférence vis-à-vis de l’avenir.

Je me suis longtemps interrogé sur le mystère de la dette publique. Comment celle-ci peut-elle atteindre des niveaux aussi élevés sans provoquer une vive réaction des marchés ? Et par ailleurs, comment se fait-il que les rachats massifs de cette dette par les banques centrales, qui ressemblent comme deux gouttes de cognac hors d’âge à de l’émission de monnaie sans contrepartie, ne fassent pas bondir l’inflation ? Comment la théorie économique la plus élémentaire peut-elle être ainsi bafouée ?

Je n’ai reçu nulle part de réponse satisfaisante. J’en suis arrivé à penser que la théorie reste juste, mais qu’elle ne s’applique directement que dans une société où chacun doit lutter pour survivre et où la croissance est au bout de l’effort, ce qui en gros a été le cas des deux siècles passés. Mais nous sommes sortis de ce schéma. Il n’y a plus guère de croissance à espérer, et la société se partage entre nantis et assistés. Et là, une sorte d’équilibre s’installe, retardant l’échéance. La dette peut gonfler encore sans provoquer d’explosion, la monnaie gratuite peut se déverser encore sans provoquer d’inondation. Simplement parce que l’une des forces postulée par la théorie, à savoir la recherche de la meilleure allocation possible des ressources rares, a été comme annihilée par le vieillissement.

Ne caricaturons pas ; bien sûr il a existé jadis des vieux et des rentiers. Bien sûr il existe aujourd’hui des jeunes et des entrepreneurs pleins d’énergie. Mais il suffit d’un déplacement de quelques points dans les structures démographiques pour que l’on passe d’un modèle à un autre. Et c’est ce qui s’est passé. Les comportements collectifs nés de la révolution industrielle, fondés sur l’expansion et son juste partage, ont fait place à des préférences récessives. En gros, les épargnants de jadis étaient sollicités par une sur-demande d’investisseurs ayant toujours besoin de davantage de capitaux. Ils avaient le choix et pouvaient se montrer exigeants. Aujourd’hui, c’est l’inverse ; il y a toujours plus d’épargne, et moins de demande de capitaux. Non seulement l’épargnant d’aujourd’hui doit se contenter de peu, avec des taux désormais nuls et souvent négatifs, mais en plus, il ne réclame pas le retour de son principal à échéance, n’en ayant pas l’usage. Et la dette, à peine émise, est souscrite, sur-souscrite, car au fond l’épargnant ne sait quoi faire de son argent. Il n’a plus faim.

Il y a encore peu, quand un vieillard riche passait l’arme à gauche, les héritiers se partageait le magot qui allait financer des acquisitions de logements, des ouvertures de commerces, des fêtes de mariage et des dots pour les filles. De nos jours, il arrive souvent que le défunt, nonagénaire, laisse derrière lui des héritiers qui sont déjà retraités. Et comme ceux-ci appartiennent aux cohortes qui ont commencé à faire de moins en moins d’enfants, ils n’ont pas de projets de dépenses à financer, si ce n’est quelque croisière pour seniors, une thalasso ou une berline allemande un peu plus grosse que la précédente. Moyennant quoi, l’épargne reste à l’état d’épargne. Au lieu de financer les jeunes et leurs entreprises, elle va financer la dette publique, laquelle servira à assister les jeunes, ce qui les incitera encore moins à fonder une entreprise.

Bien sûr, pour cela aussi, cela ne se passe pas toujours et partout de cette façon ; mais il suffit que ces situations soient de plus en plus fréquentes pour qu’elles deviennent implicitement la norme.

Je résume : la théorie postule que le préteur veut récupérer l’argent qu’il a prêté, après en avoir tiré le rendement maximum. Ce postulat n’étant plus vérifié, la dette peut croître et embellir. Sans limite ? Certainement pas, mais nous n’avons pas encore observé où pourrait se situer cette limite. Peut-être est-elle encore loin, peut-être dansons-nous sur un volcan ; je l’ignore.

Il en est de même de l’émission de monnaie par les banques centrales. On évoque souvent la « monnaie hélicoptère », qui serait l’étape ultérieure, sorte de prime universelle à la consommation, point oméga du credo keynésien. Je ne sais si l’on ira un jour jusque là, mais cela participe à l’illusion générale de l’existence de l’argent gratuit, un argent que l’on pourra dépenser sans l’avoir gagné par son travail, ou du moins sans qu’il soit gagé par une production réelle.

Or jusqu’à ce jour, malgré le flou théorique qui les environne, les opérations de rachat de dette publique par les banques centrales ne sont que des habillages permettant de masquer la dérive de cet endettement, puisque les sommes correspondantes sont cantonnées dans les banques privées qui ne peuvent les prêter qu’à bon escient, limitant ainsi le risque inflationniste. Ce qui ne serait pas le cas de la distribution par hélicoptère, qui nous ferait retomber dans le cadre strict de la théorie : plus de monnaie pour un volume de production inchangé, c’est l’inflation la plus triviale, celle de la règle de trois. Mais ce qui est déjà le cas, on le voit bien, pour la formation de bulles, immobilières comme boursières. Là encore, ces équilibres précaires ont forcément une limite ; mais pas plus que pour les célèbres tulipes de 1637, nous ne savons pas quand la spéculation se terminera par un effondrement sanglant.

En attendant, le fait que l’État français ait pu emprunter sans compter pour maintenir l’économie à flot pendant le confinement aura provoqué la noyade de ce qui restait de bon sens chez de nombreux esprits. Désormais, le monde d’après s’écrit avec une seule colonne, celle des dépenses, attendu que les recettes seront assurées par de l’argent gratuit qui tombera du ciel. Peu importe la rentabilité de l’hydrogène ; on fera de l’hydrogène ! Deux ou trois équations chimiques suffisent à nous prouver que cette solution miracle a réponse à tout. Dans d’autres domaines, tout est à l’avenant.

Rabat-joie je suis, rabat-joie je resterai, car un sou est un sou, et toute prodigalité devra se payer un jour. Pas plus que le moteur à eau ou le mouvement perpétuel, aucun résultat économique durable ne peut naître de la « subventionnite » miraculeuse. Le principe élémentaire de l’Économie Sociale, c’est que les sociétaires s’accordent collectivement pour en baver ensemble afin de survivre, de se nourrir à leur faim, de s’émanciper et pourquoi pas de gagner un peu d’aisance, mais tout cela en ne comptant que sur eux-mêmes. Et si le monde d’après nous conduit à retrouver ces sources de l’effort et du dévouement, je signe des deux mains, et dès demain.

Philippe KAMINSKI

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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.



 

 

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