Sur trois figures de l’économie sociale : le combat de Frédéric le Play (1/2)

Sur trois figures de l’économie sociale : le combat de Frédéric le Play (1/2)
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Si le père fondateur de l’économie sociale fut incontestablement Proudhon, celui-ci n’employa jamais le mot. Notre chroniqueur Philippe Kaminski se tourne donc vers son contemporain Frédéric le Play, qui fonda en 1855 la Société d’économie sociale. Quelle était sa vision ? son combat ? Voici la première partie d’une analyse historique précieuse pour éclairer les enjeux actuels.

Actualités de l’économie sociale

Un mouvement social complexe ne se réduit pas à son Histoire, pas plus que son Histoire ne se réduit à quelques références elles-mêmes érigées, au fil d’évocations mécaniques et réitérées, au rang de fétiches fondateurs. S’agissant de l’Économie Sociale, ses origines sont en général renvoyées de façon exclusive et caricaturale au « socialisme utopique », notamment à une vision romantique et édulcorée du fouriérisme.

Pour l’anecdote, la plus ancienne mention que je connaisse du « syntagme » Économie Sociale (on désigne ainsi deux mots fusionnés en un sens nouveau, qui n’appartient plus à chacun d’eux) date de 1773. Un certain Louis-Gabriel de Buat-Nançay publia alors à Londres une imposante somme en six volumes qu’il sous-titra Recherche des Vrais Principes de l’Économie Sociale. Je me flatte d’avoir levé ce lièvre, le précédent record appartenant à un nommé Charles Dunoyer, auteur d’un Nouveau Traité d’Économie Sociale en 1830.

Mais tout ceci n’est qu’érudition de salon. Les sources de l’Économie Sociale actuelle ne sont à chercher ni chez les physiocrates, ni chez les saint-simoniens. Et pas davantage chez les divers théoriciens qui ont, plus tard, établi une distinction purement épistémologique entre « économie sociale » et « économie politique ». Ces références-là sont soit trop anciennes, soit trop spéculatives.

Non ; l’Économie Sociale ne commence à apparaître que lorsque la révolution industrielle est bien avancée, que les conséquences sociales du machinisme et du grand capitalisme sont visibles de tous, que le libéralisme économique s’autonomise du libéralisme philosophique et devient une force politique cohérente, et qu’en réaction se forme un vaste mouvement de pensée et d’action ouvrière structuré autour d’un projet de collectivisme d’État. C’est à ce moment-là que naissent des tierces forces, attachées à une transformation plus ou moins radicale de la société, tout en étant également opposées tant au libéralisme qu’au collectivisme.

Dans cette optique, le père fondateur de l’Économie Sociale fut incontestablement Proudhon. Mais celui-ci n’employa jamais le mot ; il portait ceux de mutuellisme et de fédéralisme. Il nous faut donc nous tourner, pour trouver un véritable précurseur, vers son contemporain Frédéric le Play, qui fonda en 1855 la Société d’Économie Sociale, complétée par d’autres appellations qui n’ont pas survécu, Réforme Sociale pour sa revue, Unions de la Paix Sociale pour ses clubs de réflexion.

Après Le Play (1806-1882), l’histoire de l’Économie Sociale jusqu’à nos jours s’articule autour de deux autres figures majeures, Charles Gide (1847-1932) et Henri Desroche (1914-1994). Tout ceci est, me direz-vous, entièrement franco-français. Eh oui ! Car si le berceau de la légende fondatrice des coopératives se situe près de Manchester, si diverses composantes de l’Économie Sociale ont une histoire propre dans de nombreux pays, l’idée de les réunir en un mouvement confédérateur est née en France, et n’en est sortie (et avec quel succès !) qu’il y a une trentaine d’années.

Je ne me sens pas d’entreprendre l’écriture d’une biographie, ou d’une contre-biographie, de ces trois personnages pour lesquels je ne ressens, au fond, qu’une sympathie très mesurée. Ce serait pourtant faire là œuvre utile, au moins vis-à-vis de l’Économie Sociale. Si vous consultez leurs trois notices dans Wikipédia, vous y apprendrez quelques détails factuels qui ne sont pas tous inexacts. Mais vous y découvrirez des êtres lisses, n’ayant jamais connu ni doutes, ni conflits, ni attaques. Entre les lignes, vous ne découvrirez que l’ignorance convenue de relecteurs coutumiers de l’auto-censure. Qu’on me laisse au moins, au prix de quelque subjectivité, le bénéfice de l’impertinence.

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On ne fait pas plus différent de Proudhon que ce que fut Frédéric Le Play. Ils n’ont en commun que l’abondance et la fécondité de leur œuvre, leur soif de transformation sociale tempérée par un réel souci de l’observation concrète et pragmatique, et le relatif dédain que leur témoigna la postérité.

Ce que j’ai retenu, peut-être à tort, du temps déjà lointain où j’avais (un peu) étudié Le Play, c’est qu’au fond il ne croyait pas que le progrès industriel et technique pouvait être en lui-même porteur de mutations sociales. Et s’il y avait quelqu’un qui était au fait des industries et techniques, c’était bien lui. Polytechnicien en titre et au plein sens du terme, il fut commissaire général de l’exposition universelle de 1867, et son attachement aux valeurs traditionnelles ne l’empêchait pas d’être un ardent partisan de la liberté du travail, opposé à tout retour de l’esprit corporatif. Il était convaincu que les populations paysannes pouvaient devenir ouvrières en conservant leurs mœurs et leur foi, et que pour y parvenir il suffirait de gagner, contre le socialisme athée, la bataille des idées.

Et il ne ménagea pas sa peine. De ses nombreux voyages, il théorisa le fonctionnement de la « famille souche », frayant ainsi la voie à Lévi-Strauss et plus récemment à Emmanuel Todd ; il y voyait un modèle de portée universelle, nonobstant le Code Civil. Il pensait par ailleurs que, quelque bien que l’on puisse penser de l’association ouvrière autonome, l’essentiel du progrès social reposait sur l’action éclairée d’une avant-garde de chefs d’entreprise croyants, et se fit donc le principal propagandiste de l’institution du patronage.

Ce projet de société avait-il une chance de s’imposer ? Le combat de Frédéric le Play avait-il un sens ? Lui-même en était persuadé. Un siècle et demi plus tard, je ne puis lui reprocher d’avoir crânement tenté sa chance. Mais je pense que, d’une part, il ne prit pas les bons moyens, et que, d’autre part, les événements ultérieurs lui donnèrent tort.

Les moyens ? Légitimiste de cœur, il fut bonapartiste de fait, compte tenu des hautes fonctions qui lui furent confiées. Après la défaite de 1870, il resta à l’écart de tout engagement, mettant tout son effort dans l’organisation de cercles d’influence, censés réunir l’élite intellectuelle du pays. Avait-il quelque connivence avec Renan et sa Réforme intellectuelle et morale ? Je l’ignore, mais le chemin qu’il privilégia, sans autre soutien que son propre charisme, était nécessairement une impasse. Un autre parallèle vient immédiatement à l’esprit, celui du positivisme d’Auguste Comte, qui voulant embrasser tous les aspects de la société, sans autres appuis ou relais que ses ressources endogènes, se mua rapidement en secte et disparut de la scène publique.

Les continuateurs de Le Play eurent un peu plus de chance. Malgré une douloureuse scission en 1885, qui vit le directeur de la revue la Réforme Sociale partir créer un concurrent qui prit pour titre la Science Sociale, le groupe comptait assez de personnalités de valeur pour se voir confier l’organisation du Pavillon de l’Économie Sociale lors de l’exposition universelle de 1889, qui devait marquer, autour de la Tour Eiffel toute neuve, le retour de la France sur le devant de la scène mondiale (et accessoirement, le centenaire de la Révolution).

Ceci eut une conséquence indirecte ; en 1894, le comte de Chambrun légua sa fortune au groupe des leplaysiens, à l’origine pour que ce Pavillon soit reconstitué et rendu accessible, de manière permanente, aux visiteurs parisiens. Ainsi naquit, sous forme de Fondation, le Musée Social, qui devint vite un centre de recherches et de documentation, et qui existe toujours. Mais ceci est une autre histoire, dont nous reparlerons plus bas.

Quant aux événements ultérieurs, je pense que si, effectivement, une action massive et profonde des patronages, à travers le logement ouvrier, la lutte contre l’alcoolisme, l’éducation populaire et la prévoyance, auraient pu « maintenir le prolétariat dans la Cité » indépendamment de l’accélération des progrès techniques, il n’en aura pas été de même des fantastiques progrès sanitaires réalisés à la suite de Pasteur. Ceux-ci auront en quelques décennies profondément modifié les attitudes des populations, bourgeoises comme ouvrières, vis-à-vis de la vie, de la maladie et de la mort. Le Play ne pouvait, bien sûr, anticiper de son vivant ces évolutions ; mais celles-ci mirent, à mon sens, un terme définitif aux illusions de renaissance de la famille souche et à la floraison des patronages. D’ailleurs, les animateurs du Musée Social avaient progressivement changé de bord et, bien que restant des gardiens zélés de la mémoire sociale, ils se muèrent de plus en plus en auxiliaires de la puissance publique. On leur doit, entre autres, des travaux remarquables sur l’urbanisme, la création du Ministère du Travail et de nombreuses institutions de formation des travailleurs sociaux.

(à suivre)

Philippe KAMINSKI
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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.



 

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