Une histoire de frontière
Chaque passage de la vie à la scène implique, pour l’acteur, des rites de passage. Mais n’en est-il pas de même pour le spectateur, lorsqu’il entre dans un théâtre ? Tout est question de frontière…
On demande souvent aux acteurs s’ils ont le trac avant d’entrer en scène. Je trouve personnellement la question un peu vaine. Qu’ils aient le trac ou non, il y a bien un moment-frontière où le passage d’un état à un autre, de celui de non-jeu à celui de jeu, qui, s’il ne pose pas vraiment problème, s’effectue d’une manière ou d’une autre. Quelque chose de l’ordre de la transformation, qu’on le veuille ou non, s’opère. S’il n’y a pas transformation, comme peut-être certains veulent nous le faire accroire, par forfanterie sans doute, par plaisanterie ou pour une tout autre raison, on est en droit de se poser de sérieuses questions sur la santé mentale ou sur le degré de simple humanité de la personne interrogée.
C’est une étrange comédie à laquelle il nous est donné d’assister lors de l’observation de ce passage. Avec des cas de figure infinis, folkloriques, mortifères, que sais-je encore ! À mes débuts dans cette profession, toute naïveté pas encore disparue, je m’étonnais de voir des « célébrités » saisies par le trac avant d’entrer en scène ou de prendre la parole à la radio ou à la télévision. Quelle surprise de voir ce grand auteur commencer à sortir toutes ses notes à France Culture, répéter à faire semblant d’improviser et de trouver en balbutiant telle citation écrite en gros sur son calepin, telle autre « vedette » de la télévision, faire les cent pas, s’étirer et se mettre à faire des exercices muets d’articulation avant de passer à l’antenne… Il n’y a guère qu’un BHL que l’on n’arrive pas à imaginer se mettre en condition et faire quelques exercices ad hoc tout en révisant ses notes ! Impossible, n’est-ce pas ? Autant de personnes, autant de rites de passages personnels, visibles ou invisibles, silencieux ou tonitruants. Et, après tout, chacun a sa manière toute personnelle de tenter de dompter le trac. Mais je m’égare, car ce n’est bien sûr pas de cela dont je voulais vous entretenir !
Je voulais juste évoquer la mise en condition, physique et mentale, du spectateur lambda. Car enfin, son appréciation du spectacle qu’il est allé voir dépend de son état physique (et de son humeur) dans lequel il se trouve au moment des trois coups. Cela semble être une évidence que tout le monde, dans sa vie de spectateur, a pu expérimenter. C’est la raison pour laquelle aussi – mais là nous entrons dans les subtilités de la vie de spectateur –, la personne qui vous accompagne, joue, malgré elle, ou en tout cas pas forcément de manière tout à fait consciente, un rôle déterminant. On me dira qu’il nous arrive quand même rarement de se faire accompagner par des personnes avec lesquelles nous n’avons guère d’atome crochus ; notre masochisme ne va pas jusque-là ! Mais cela peut se produire, avec un collègue en mal de place et que vous avez accepté de dépanner. Ou alors avec un de vos étudiants et là, comme par hasard, vous vous retrouvez en position de maître à élève… Pas bon non plus. Mais passons. Je veux simplement dire que l’on ne va pas au théâtre comme ça, les mains dans les poches, et en sifflotant. On n’y va pas non plus les tripes nouées (encore que… mais cela concerne les spectateurs professionnels), fort heureusement. Reste que l’on peut se poser la question de savoir si le spectateur, lui aussi, a le trac avant d’assister à une représentation.
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Critique dramatique et rédacteur en chef des Lettres Françaises, fondateur et rédacteur en chef de la revue Frictions, Jean-Pierre Han est une des plumes incontestées du monde théâtral, privilégiant une approche essentiellement politique. “Vagabondage théâtral” est sa chronique mensuelle pour les lecteurs de Profession Spectacle.
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