L’évaluation des politiques culturelles : résister à l’hégémonie de l’économie

L’évaluation des politiques culturelles : résister à l’hégémonie de l’économie
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J’ai longtemps enseigné, à l’université, les lois économiques qui nous gouvernent. Puis je me suis lassé de cette science inhumaine préférant, avec soulagement, glisser vers la responsabilité culturelle publique. Je croyais être délivré des économistes, mais voilà que leur emprise resurgit au sein même du ministère de la culture, notamment dans l’ouvrage du Deps Évaluer les politiques publiques de la culture. Comment faire autrement que de résister ?

« Signes de pistes pour les droits culturels », la rubrique du Doc Kasimir Bisou

Admettre le positif

Je commence doucement, plutôt positivement : je me rappelle le jour où le festival d’Avignon avait été annulé pour cause de grève des intermittents. Ce fut une catastrophe économique pour la ville, a-t-on entendu de tous côtés. Ce qui revenait à penser – ou plutôt à croire – que la valeur essentielle du festival d’Avignon tenait à l’enrichissement des commerces de la Cité. C’était en 2003. Depuis, heureusement, les économistes ont travaillé et démontré que les effets pécuniaires de la grève ont été négligeables.

Cette vérité des chiffres n’arrange personne : elle fait de la menace de grève une épée de Damoclès en carton-pâte. Elle semble aussi dire que les bienfaits économiques des festivals sont négligeables pour le territoire, puisque rien ne se passe lorsque le festival est annulé !

Toutefois, à lire l’article du rapport du Deps sur le festival d’Avignon, on peut aussi conclure que ces vérités des chiffres ne sont que de simples « jeux de mots » entre matheux ! Quand on se penche sur la méthodologie, on comprend vite qu’il s’agit moins d’économie que d’économétrie manipulant la ressource mathématique pour réécrire le réel à sa façon. Une sorte d’artiste de la modélisation de nos mondes.

Ainsi, pour apprécier les effets de la grève sur la fréquentation du festival, il faudrait savoir quelle fréquentation aurait eu lieu si la grève n’avait pas existé. Il faut donc construire un modèle de simulation d’une réalité que l’on n’a pas pu observer réellement puisque la grève a eu lieu ; pourtant, l’économétrie parvient à prédire, avec la rigueur des maths, les effets de cette réalité inexistante ! On en dit autant de l’article sur les effets du projet d’éducation artistique « Little Kids Rock ». Pour apprécier les bienfaits du projet sur les enfants, les modèles de simulation à construire seraient si nombreux qu’il faudrait passer et dépenser un temps fou pour éviter les biais d’interprétation. La démarche scrupuleuse des économètres peut certes être admirée ; la méthode reste néanmoins trop artificielle pour prendre au sérieux les résultats !

Voilà le côté positif de l’ouvrage Évaluer les politiques publiques de la culture : il permet de faire le tour des limites, des contraintes, des faiblesses et même des erreurs des analyses économiques de la culture. Matthieu de Guillebon a parfaitement repéré l’essentiel de ces failles dans ses deux articles de synthèse, publiés par Profession Spectacle.

Jusqu’ici, dirais-je, « tout va bien » : l’économiste fait de l’économie. Son discours apporte de l’eau à la réflexion collective. Pour autant, il est honnête de dire qu’il n’a rien pour impressionner : il ne peut prétendre imposer son monopole de vue dans l’évaluation de la politique culturelle.

Et c’est là que le bât blesse, car cette phrase si banale ne l’est pas du tout à la lecture de l’ouvrage publié par le ministère de la culture.

Constater le vol de l’évaluation

1) Un ouvrage au titre mensonger

D’abord, parce que le titre de l’ouvrage est inacceptable : il annonce Évaluer les politiques publiques de la culture, quand il se contente d’une évaluation « économique » des politiques culturelles. J’hésite entre rapt intellectuel ou réflexe commercial ; en tout cas, quelques travaux d’économètres et discussions avec des sociologues ne peuvent justifier d’absorber, à eux seuls, l’ensemble des enjeux de l’évaluation de la politique culturelle ! À moins, bien sûr, que ledit ministère n’ait déjà abandonné le combat de sa raison d’être.

2) Des personnes transformées en agents économiques

S’il n’y avait que le titre, cette observation serait anecdotique. Mais un deuxième indice me fait dire que l’emprise intellectuelle des économistes a volé ses repères à la pauvre politique culturelle déboussolée par les intérêts corporatistes qui l’assaillent. L’indice est dans la phrase :

« Les mesures d’intervention publique, dont les taxes fiscales affectées à la culture, influent sur les décisions des agents économiques (individus, ménages, entreprises, organisations…) et les incitent à modifier leurs comportements, de la production des œuvres : consommation en passant par leur promotion, leur distribution, leur diffusion, etc. »

Tout est là : il n’est question que des « individus, ménages, entreprises, organisations » ; on croyait la politique culturelle faite d’artistes, de publics, de spectateurs, de médiateurs ! Aucune de ces figures n’a de sens pour l’évaluateur qui ne les voit que métamorphosées en « agents économiques ».

On ne doit pas s’en étonner : cette métamorphose est un grand classique de l’approche libérale de l’économie. La société et l’État ne peuvent connaître l’intimité des individus et la vie sensible des uns et des autres ne peut s’appréhender en tant que telle. On ne peut l’approcher que de manière indirecte, à travers la transformation du besoin individuel en achats de marchandises. Adam Smith avait eu la lucidité intellectuelle de l’écrire (en 1776) sous une forme qui nous importe encore aujourd’hui :

« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière, du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons c’est toujours de leur avantage. Il n’y a qu’un mendiant qui puisse se résoudre à dépendre de la bienveillance d’autrui […] La plus grande partie de ses besoins du moment se trouvent satisfaits comme ceux des autres hommes, par traité, par échange et par achat. »

L’économiste n’a donc pas de scrupule à dire que la personne ne vaut que par ses « comportements » « d’achat ou de vente », par son activité d’agent économique, offrant et demandant. La vie de l’humanité ne peut être saisie qu’à travers les échanges. Cette fiction nécessaire est certainement la plus belle conquête des économistes !

3) L’humanité civilisée comme valeur universelle et non comme objectif particulier

Il y a pourtant le revers de la médaille. L’approche évaluative qui ne s’intéresse qu’aux effets économiques a un côté ridicule qui saute aux yeux dès l’introduction de l’ouvrage :

« L’ensemble de ces mesures sont destinées à atteindre un objectif particulier – par exemple, de conservation et d’enrichissement du patrimoine, de soutien à la création artistique ou de démocratisation culturelle – et participent ainsi de la politique culturelle. Pour fonder un jugement sur leur utilité, maîtriser et éventuellement adapter leur gestion, ces mesures doivent être évaluées. »

L’économiste pose ses yeux de matheux sur les effets des objectifs, mais il oublie que, par définition, évaluer c’est donner de la valeur aux valeurs ! En l’occurrence, c’est apprécier la valeur d’intérêt général des finalités de la politique culturelle dans ses spécificités : la création artistique ou la protection du patrimoine ont-elles une valeur publique en elle-même, indépendante de leurs effets économiques ? Les économistes ignorent la question alors que Malraux avait fixé la réponse en créant le ministère de la culture.

Rappel de 1963 :

« Là commence notre vrai problème qui est : que défendons-nous ensemble ? […]

Il est né dans le monde les grandes techniques de rêve – je parle naturellement du cinéma, de la télévision, etc. […] Les machines à rêve, qui n’ont pas été inventées pour le plaisir des hommes mais seulement pour apporter de l’argent à ceux qui les fabriquent n’ont de puissance magistrale que dans la mesure où chez nous – je parle clairement – elles rapportent le maximum d’argent, que si elles font appel, chez nous, à ce qui est le moins humain, le plus animal, le plus organique et, disons-le clairement, le sexe et la mort.

Si nous acceptons une fois pour toutes, sans contrepartie, que cette immense puissance qui ne fait que commencer à se manifester s’exerce sur le monde avec ses propres moyens, il en va tout simplement de ce que nous appelons la civilisation. »

C’est donc une humanité civilisée luttant contre la banalisation marchande qui fait la valeur publique légitimant la politique culturelle. Et, de plus, chez Malraux et son ministère, une valeur universelle quand les économistes n’y voient qu’un « objectif particulier ». D’ailleurs, ils n’imaginent même pas trier les effets économiques en bons ou mauvais en fonction de cette finalité culturelle civilisatrice ; une vidéo qui se vend bien a la même valeur, qu’elle fasse appel « à ce qui est le moins humain », « le sexe et la mort », ou qu’elle soit un appel artistique sublime vers « la civilisation » !

J’ai cité Malraux, puisque le ministère continue à s’y référer dans son acte constitutif, mais je peux aussi mentionner la Déclaration universelle sur la diversité culturelle qui affirme, quant à elle, que la finalité universelle est « la défense de la diversité culturelle » comme « impératif éthique inséparable du respect de la dignité humaine ». La France a applaudi cette déclaration de 2001 qui doit donc être dans le jeu évaluatif.

Voilà bien le cœur de l’évaluation : la politique publique se doit de défendre des valeurs culturelles universelles, dont elle confie la responsabilité de mise en œuvre à la politique culturelle. Gardons à « évaluer » ce sens de « valeurs à apprécier », d’autant que la politique culturelle a bien besoin de retrouver le sens de sa valeur publique ! La connaissance économique des effets apportera ses éléments à ces débats, mais devra attendre son tour et ne pas se croire seul maître du jeu évaluatif.

Refuser l’enterrement de la politique culturelle

Je dois insister sur cette exigence éthique, le ministère de la culture ayant pris la responsabilité de publier un document qui l’enterre sous l’économétrie du monde. C’est flagrant dans la conclusion de l’ouvrage, signée par Mme Bacache-Beauvallet, professeur à TélécomParis Tech 13.

1er problème : la culture au service des autres politiques publiques

Elle se pose la question : « Quels sont les objectifs des politiques publiques culturelles ? » et elle répond : « La politique culturelle relève traditionnellement de trois politiques publiques. » Voilà, en deux mots, c’est plié. Cette simple phase signifie qu’il n’y a pas une politique culturelle spécifique chargée de défendre des finalités d’intérêt général culturelles, par elles-mêmes, comme le voulait Malraux ou comme l’énoncent les références aux droits culturels des personnes. Autrement dit, le propos considère que la culture doit nicher comme un coucou dans le nid des politiques publiques des autres et non négocier d’égale à égale avec elles. Confirmation une ligne plus loin.

2e problème : la culture comme palliatif économique

La première politique identifiée par le professeur Bacache-Beauvallet est « la politique industrielle lorsqu’elle est un soutien à l’emploi, à la croissance au secteur touristique… Elle relève de la justification économique de l’intervention publique en réponse à une défaillance du marché. » Autrement dit, « Market first », et la culture publique comme sparadrap pour les petites plaies du marché ! Malraux à l’envers, en somme !

3e problème : une vision utilitariste de la culture…

La deuxième « déclinaison de la politique éducative qui consiste à former en améliorant à la fois le capital humain et les capacités politiques du citoyen ». Cette utilité de la culture est réjouissante pour nos grandes institutions artistiques : l’argent public dépensé pour diffuser l’excellence artistique a pour valeur d’intérêt général d’être un investissement en capital humain ! Le ministère avait commencé avec des « œuvres capitales de l’humanité » et le voilà réduit à optimiser le capital de chacun de ses publics fidèles ! Cruelle désillusion !

Quant à l’argument sur la citoyenneté, il est si simpliste que je préfère ne rien en dire. Sinon pour rappeler l’interrogation si fondamentale de George Steiner, qui interdit la tentation de vendre l’art comme un outil de citoyenneté :

« L’art, les préoccupations intellectuelles, les sciences de la nature, de nombreuses formes d’érudition florissaient très près, dans le temps et dans l’espace, des lieux de massacre et des camps de la mort… Des hommes comme Hans Frank, qui avait la haute main sur la « solution finale » en Europe de l’Est, étaient des connaisseurs exigeants, et parfois même de bons interprètes, de Bach et Mozart. On compte parmi les ronds-de-cuir de la torture ou de la chambre à gaz des admirateurs de Goethe ou des amoureux de Rilke. » (Dans le château de Barbe-Bleue)

4e problème : la culture comme instrument compétitif

La troisième politique publique est celle la compétition entre les puissances publiques. « La politique culturelle relève de la politique diplomatique qui vise à augmenter le rayonnement et le soft power d’un État ou une collectivité (les festivals peuvent s’inscrire dans une telle politique) ». Sans doute que, là, il faudrait se mettre en colère devant cette perspective qui fait de l’enjeu culturel une arme massive de la lutte acharnée entre les territoires à responsabilité d’intérêt général pour conquérir une meilleure attractivité que tous les autres ! Disparition totale de l’éthique de la fraternité, de l’hospitalité et de la référence aux droits humains fondamentaux ! Comme s’il n’y avait pas déjà assez de la concurrence acharnée entre les intérêts privés dans le grand bain de la mondialisation.

Comment réagir à cette soumission aux autres politiques publiques qui fait disparaître la valeur spécifique de l’enjeu culturel dans les dispositifs évaluatifs ?

Affirmer l’éthique publique de la politique culturelle

Certains, comme E. Wallon ou J.P. Saez, prônent, dans ce rapport du Deps, l’appel à plus de connaissances transversales, mobilisant les apports d’autres sciences et la discussion citoyenne. Certes la connaissance est toujours un plus. Toutefois, chaque discipline scientifique se penchera, encore et toujours, sur les effets des décisions, alors que l’urgence est de s’accorder sur la valeur d’intérêt général des finalités culturelles de la politique publique.

Ainsi, évaluer ne devrait être que le travail collectif de co-construction d’une réponse toujours incomplète à la question que pose si bien Alain Renaut : « Quelle éthique pour nos démocraties ? » Malraux a donné sa réponse : l’éthique de la politique culturelle est de contribuer au progrès de la civilisation par la rencontre des publics avec les œuvres capitales du génie humain. En revanche, l’éthique des droits humains fondamentaux se réclame plutôt du respect des droits culturels des personnes pour mieux faire humanité ensemble, comme le rappelle l’article 103 de la loi NOTRe.

Aucune approche scientifique, transversale ou non, ne peut trancher ce débat d’éthique publique. Plutôt que de calculer des chiffres de fréquentation d’hôtels pour apprécier la valeur d’un festival, l’enjeu évaluatif devrait plutôt être d’organiser le débat public sur les valeurs de la culture. Avec l’espoir de trouver des balises communes nous permettant de cheminer vers un monde moins délabré qu’aujourd’hui.

Le futur ministère de la culture devra donc dire, au-delà d’un programme d’actions et d’un volume de subventions, s’il reprend en main l’enjeu d’éthique publique de la culture ou s’il lâche prise en se contentant d’être un sous-secrétariat d’État d’autres politiques publiques.

Or cet enjeu des valeurs ne s’entend pas dans les débats sur les présidentielles, sauf du côté du FN qui prône la valeur du repli national. Triste devenir pour faire humanité ensemble…

Doc Kasimir BISOU


Doc Kasimir Bisou, c’est le pseudonyme officiel de Jean-Michel Lucas, personnalité connue pour sa défense acharnée des droits culturels. Docteur d’État ès sciences économiques, Jean-Michel Lucas allie dans son parcours enseignement – comme maître de conférences à l’Université Rennes 2 – et pratique : il fut notamment conseiller au cabinet du ministre de la culture, Jack Lang, et directeur régional des affaires culturelles.

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