Quinzaine ordinaire de l’homme-dieu

Quinzaine ordinaire de l’homme-dieu
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.

« Restez chez vous »

« 1. Les êtres humains perdant leur valeur économique et militaire, le système politique et militaire cessera de leur attacher beaucoup de valeur. »

Yuval Noah Hariri, Homo deus

« Le cinéaste hongrois ? Mais pourquoi donc ? Quelle idée ! C’est n’importe quoi ! » J’étais surpris, presque choqué – mais pas au bout de mes surprises –, quand un collègue, à la pause-café, m’a annoncé la nomination par le président de la République au Conseil des Villes du redoutable cinéaste Béla Tarr. J’avais été, il me faut l’avouer, proprement terrassé par son Cheval de Turin.

En revanche, bienheureux que j’étais, je n’avais jamais entendu parler d’un humoriste nommé Yassine Belattar. Car c’est cet homme-là, en réalité, que le président venait de nommer. Yassine Belattar est un humoriste contemporain : il n’est pas drôle et il fait de la politique. Quand il cesse d’être humoriste, il n’est pas plus drôle et il aime à insulter les gens qui ne sont pas d’accord avec lui, notamment sur le sujet de l’islam politique, avec lequel d’aucuns l’accusent d’avoir quelques accointances. Mais enfin, cet homme est une conscience, un intellectuel, et par-dessus tout, un humoriste, un animateur radio, c’est-à-dire un hyper-journaliste, quelqu’un d’autorisé à dire ce que les journalistes pensent (sic) et qu’ils ne peuvent pas dire, obsolète restant de déontologie oblige. Il est donc parfaitement légitime à conseiller le chef de l’État.

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Mais laissons là ces frivolités et revenons brièvement à un sujet majeur de notre époque. Bertrand Cantat peut-il se produire en public ? Il me semble que l’avocat Régis de Castelnau, dans Vu du droit, a très bien formulé ce qu’il en était du point de vue juridique.

Pour le reste, l’impression est de plus en plus forte que tous, ses zélateurs qui voient en lui une espèce de conscience politique – il faut absolument taper sur le « beauf » britannique qui a voté en faveur du Brexit pour empêcher les migrants d’entrer en Angleterre –, comme ses plus acharnés détracteurs prêts, au nom du féminisme, à outrepasser la loi pour l’empêcher de se produire, sont tout à fait d’accord, bien malgré eux sans doute, à faire de ce chanteur une manière de mythe moderne, moitié maudit, moitié saint, horrible criminel certes mais rédimé par sa pensée sociale de bourgeois déluré.

Le compteur de Cantat, comme celui de la presse inrockuptible ou des divers groupuscules féministes à lynchage intégré, semble bloqué dans les années 70. Cela tombe bien, le printemps arrive, et avec lui les commémorations de Mai 68 ; le vintage Daniel Cohn-Bendit, autorité morale s’il en est, soutien d’Emmanuel Macron – l’auteur de Révolution –, viendra nous expliquer ce qu’il faut penser de tout cela. Ouf.

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Yuval Noah Hariri, Homo deus (Albin Michel)Le livre Homo deus, de l’historien Yuval Noah Harari, commence réellement à la page 300. Avant que nous n’entrions dans la prospective, l’auteur, avec un formidable talent de conteur, récapitule l’histoire à travers les âges de l’étonnant animal que nous sommes. Il raconte notamment comment notre domination sans partage sur la planète tient à notre capacité d’agréger et faire coopérer des masses de plus en plus immenses d’hommes sous les fictions religieuses que nous nous créons et auxquelles nous adhérons, des dieux de Sumer à Microsoft ou Google, en passant par Bouddha, Mahomet ou Jésus, sans oublier la République française, la Couronne britannique ou le IIIe Reich. Le Vatican du XIIe siècle y est comparé à la Silicon Valley d’aujourd’hui, le lieu où s’élaborent les religions de demain.

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Pour me reposer de tout cela, j’ai découvert une autorité morale de notre temps, l’humoriste Guillaume Meurice, qui est l’archétype de l’hyper-journaliste de génie ; son office commence où l’honnêteté intellectuelle s’arrête. Sa mission de curé moderne, sur une radio de service public, est de faire rire ses camarades de studio, dont quelques-uns sont humoristes comme lui, ce qui est assez simple : il suffit d’instrumentaliser, par deux moyens principaux, la question ironique et la coupe au montage, les paroles d’anonymes et de leur faire ridiculiser ce qu’ils entendaient défendre.

Guillaume Meurice est un grand prêtre, et un microscopique inquisiteur, qui travaille exclusivement à charge et ridiculise tout ce qu’il ne sied pas à la bien-pensance actuelle d’entendre : son statut d’humoriste lui permet de faire ce que ses camarades ordinaires et inférieurs, les journalistes, ne peuvent pas faire, tenus qu’ils sont par les règles obsolètes de la déontologie à maintenir l’illusion d’une pluralité d’opinions – pluralité dont, par une espièglerie toute moderne, et un esprit d’aventure admirable, ils s’affranchissent plus ou moins discrètement.

Il ne s’agit que de discréditer certaines opinions et d’empêcher qu’elles demeurent discutables ; ce qui se fait dans l’entre-soi le plus voluptueux, entre esprits supérieurs autorisés (hors du studio, point de salut) ; mais notre humoriste est un homme de terrain, un vrai reporter, il n’hésite pas à sortir du studio parisien, et sans toutefois s’aventurer par-delà le périphérique, à solliciter l’opinion de gens dont il ne conservera que les propos les plus idiots et bafouillés, les phrases les plus informes, les silences les plus embarrassés.

Ah, voyez comme ces gens défendant telle ou telle opinion sont possédés par le démon de la bêtise ; voyez comme, par comparaison, notre mépris et notre rire sont sains, et saints ; communiez à notre sainteté et condamnez avec nous ces opinions abjectes, qui ne peuvent être défendues que par des gens absolument idiots, lâches, grotesques en tout cas, et dont l’anonymat est garanti par nous-mêmes, tant ces péquins, ces beaufs, ces gens du peuple sont littéralement innommables. Amen.

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« 2. Le système continuera d’attacher une valeur aux êtres humains collectivement, mais pas aux individus uniques. »

Yuval Noah Hariri, Homo deus

100 intellectuels d’opinions diverses publient une tribune contre le séparatisme islamique. Je m’attends à des réponses plus ou moins virulentes de diverses associations promouvant plus ou moins ouvertement ce type de séparation au nom du vivre-ensemble. Ce qui advient évidemment. Mais le plus rigolo, c’est que l’État, en la personne du porte-parole du gouvernement, répond. Admirable centralisation.

La tribune serait stigmatisante. Stigmatiser ayant le sens de séparer, c’est amusant. On reproche à ceux qui critiquent le séparatisme de séparer. En somme, celui qui voit ce qu’il ne faut pas voir est aussitôt réputé commettre lui-même ce qu’il voit. C’est amusant. Séparons-nous ensemble, semble dire le gouvernement moderne, qui, dans notre époque de normativité anti-normative, se maintient plus que jamais à coups d’oxymores qu’il fait passer pour des appels au calme. Et en même temps…

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Dans la partie prospective de son ouvrage Homo deus, Yuval Noah Hariri voit se profiler la fin du libéralisme, de l’humanisme politique. L’être humain n’est pas, selon la science, un individu, mais un certain nombre d’algorithmes, qu’informatique et génie génétique vont incessamment connecter à un nombre croissant d’intelligences artificielles ; lesquelles bientôt le remplaceront, le supplanteront, d’abord pour son bien, sa santé, etc.

À terme, au travail comme à la guerre, les masses humaines deviendront obsolètes, inutiles. Toute importance individuelle disparaîtra. Et avec lui la démocratie, les droits de l’homme, l’État, le marché, etc. Seule une élite d’humains richissimes, modifiés génétiquement et en capacité encore de commander au dispositif planétaire des intelligences artificielles, disposera de ce nouveau monde, un certain temps… Ne nous demandons surtout pas quelle religion archaïque pourrait bien confire des masses entières dans un abrutissement satisfait.

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« 3. Le système continuera de trouver une valeur à des individus uniques, mais ceux-ci constitueront une nouvelle élite de surhommes améliorés, plutôt que la masse de la population. »

Yuval Noah Hariri, Homo deus

Réjouissons-nous et revenons plutôt à la haute culture française… Un ami me demande si je vais aller voir au théâtre Dîner en ville. Je ne sais pas ce que c’est. Il me dit que c’est une pièce de l’humoriste Christine Angot. J’avais complètement oublié que l’humoriste Angot, récemment adoubée par l’humoriste et hyper-journaliste Laurent Ruquier, écrivait du théâtre. On expose sa misère intime par tous moyens, de nos jours. Ça joue au théâtre national de la Colline, chose qui peut encore positivement impressionner le conformisme. Je réponds que non, je ne compte pas y aller.

L’ami me demande ce que je pense de Christine Angot. Ma réponse tombant probablement sous le coup de la loi, je renonce à vous en faire part – ce qui vous laisse tout loisir d’imaginer bien pire que ce que j’ai effectivement dit. Je plaisante mon ami admirateur d’Angot. – De quoi ça parle ? – Ben… de dîner en ville, pardi ! La critique de la bourgeoisie, tu vois… – Je vois.

La bourgeoisie raffole de la critique de la bourgeoisie, elle en est très friande ; le temps de cette critique, elle se sent autre, bohème, conforme à son fantasme de n’être pas ce qu’elle est, elle rimbaldise à grands coups de Je est un autre… Il lui faut simplement se croire n’être pas ce qu’elle est. D’ailleurs, tiens, c’est également esthétique. Je te parie que, pour ce dîner en ville, le metteur en scène ne posera sur le plateau ni table ni chaises et peut-être bien rien à manger ni à boire ! Tu vois, ce serait trop illustratif, redondant, bourgeois !

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Tiens, dans l’Aude, un attentat islamiste. 4 morts, dont le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame qui s’était échangé contre un otage, au moins 15 blessés.

Pascal ADAM

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