20 février 1881 : sûr de rien, grand en tout
Instant classique – 20 février 1881… 140 ans jour pour jour. La quatrième symphonie d’Anton Bruckner, créée par Hans Richter, est une nouvelle cathédrale sonore. Le compositeur, qui doutait constamment de lui, n’a cessé de composer des monuments de l’histoire de la musique. La preuve en musique…
L’émouvante mais cruelle lecture de l’étonnante Vigne écarlate de Vincent Borel, qui raconte la vie d’Anton Bruckner, m’a rappelé que ce dernier était quand même un fameux phénomène, terriblement seul et pourtant affable, voire obséquieux, moqué par presque tout le monde et qui mettait pourtant tout le monde d’accord dès qu’il touchait un orgue, dont (presque) personne n’avait aussi bien joué depuis Bach sans doute.
Il était atteint d’arithmomanie, ce TOC qui vous pousse à absolument tout compter. Lui, c’était les feuilles des arbres, les étoiles dans le ciel, le nombre de bûches dans les stères de bois, les fenêtres des immeubles viennois, les boutons de ses interlocuteurs et, bien sûr, les grains de son chapelet, en grand croyant qu’il était. D’origine paysanne très modeste, un temps instituteur, affublé d’un accent rural qui suscitait le mépris moqueur de la bonne société viennoise, mais organiste encensé et admiré par l’empereur en personne, ce colosse glouton compose depuis toujours, mais ne s’attaque à ses fameuses symphonies, ces monuments de l’histoire de la musique, qu’assez tard. Il a essuyé tant de railleries et affronté tant d’incompréhension qu’on se demande comment il a pu continuer, inlassablement, à construire ces cathédrales sonores qui lui ont donné tant de mal. Car Bruckner doute de lui-même avec la même ferveur qu’il croit en Dieu. Il en est ainsi de sa quatrième symphonie, qui nous occupe aujourd’hui.
Il en écrit la première version en 1874, relativement vite (de janvier à novembre. Pour lui, c’est rapide). C’est une année très rude. Il a cinquante ans et il est presque indigent, sans perspectives claires, sans soutien, sans affection, sauf évidemment celle de sa fidèle servante Kathi, qui veille sur lui depuis la mort de la sœur de Bruckner, qui vivait avec lui.
Il laisse cette première version dans les cartons et elle ne sera retrouvée et créée que cent ans plus tard dans le cadre de l’édition Nowak. En 1878, Bruckner décide de la réécrire et refait les deux premiers mouvements, compose un nouveau scherzo et abrège le finale de 1874. Bref, c’est comme s’il avait écrit une nouvelle symphonie. Mais ça ne lui suffit pas. Il refait tout le finale en 1880. C’est ainsi qu’on connaît la symphonie aujourd’hui, car c’est la version la plus souvent enregistrée. Mais Bruckner retouchera encore la partition en 1881, 1886, 1887 et 1888. Même Gustav Mahler mettra son grain de sel en remaniant certaines parties. Bref, la quatrième symphonie est l’une de celles qui permet de déchaîner d’interminables controverses entre spécialistes pour savoir quelle version est la plus authentique !
Et voici donc que cette quatrième symphonie est prête à être présentée au public fin 1880. Moment que Bruckner ne goûte pas forcément et qui lui a laissé parfois des souvenir cuisants et humiliants. Mais ce 20 février 1881, c’est Hans Richter qui est au pupitre. C’est l’un des plus grands chefs de son époque, il croit à Bruckner et le défend. Tout ira pour le mieux. S’il la dédie au prince Hohenlohe, c’est bien Bruckner qui choisit de donner à la symphonie le titre de « Romantique ». Contrairement à son habitude, il a d’ailleurs annoté plusieurs passages : « Ville médiévale », « chevaliers se lançant au-dehors sur de fiers chevaux » pour le premier mouvement, « Amour repoussé » pour le second (Bruckner était un habitué du fait), « Danse pour le repas de chasse » pour le troisième. Le finale, un peu décousu disons-le, n’a pas de titre.
C’est le fier premier mouvement que j’ai choisi un peu au hasard (car le second est sublime), surtout pour cette construction si caractéristique, pour ces grandes arches musicales. C’est l’un des plus beaux mouvements que Bruckner ait écrit et il est meurtrier pour le pauvre cor solo qui l’ouvre et sur qui tout repose. Or, on ne sait jamais vraiment le son que ce tas de tuyaux enchevêtrés va sortir… Pour vous dessiner encore plus clairement le schéma architectural brucknérien, il faut un chef aussi méticuleux que pouvait l’être ce « pauvre sot » de Bruckner comme on l’appelait souvent. Sergiu Celibidache est l’un des plus grands brucknériens de l’histoire de l’interprétation musicale, mais un peu à part. Sa caractéristique, qui peut insupporter ailleurs, est d’étirer les tempi. Pour ce premier mouvement, là où il faut dix-sept à dix-huit minutes pour un tempo classique, lui met ici vingt-deux minutes.
Mais si vous n’avez pas le temps, écoutez s’il vous plaît les deux dernières minutes, ce qu’on appelle la coda. Voyez comment Celibidache la fait monter tout doucement vers le ciel, écoutez comment les cordes tissent un tapis d’étoiles. Fabuleux.
À chaque jour son instant classique !
Rubrique : « Le saviez-vous ? »