Acte IV

Acte IV
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.

« Restez chez vous »
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Ces chroniques paraissent le dimanche. Je les écris le vendredi matin. Ordinairement, je ne me demande pas ce qu’il se sera passé le samedi, dans l’intervalle. Mais aujourd’hui, si.

*

C’est que samedi, demain pour moi, hier pour vous, il y a l’acte IV.

Dont Paris va être le principal Théâtre des opérations.

L’acte IV des Gilets Jaunes, ce Game of Thrones à la française, à la française pouvant bien ici signifier irl, in real life, comme disent les guiques.

Quel suspense.

*

Comme je n’arrive pas, ces jours-ci, à m’intéresser sérieusement à autre chose qu’aux événements en cours, je vais déléguer un peu l’écriture de cette chronique à un collaborateur bénévole et bien plus talentueux que moi.

*

Cette fois, j’avoue ne pas savoir si, en tant que critique, je dois vous conseiller de rester chez vous, ou au contraire de sortir. Cela dépend un peu de votre forme ; et du camp que vous avez choisi (si vous avez choisi) : l’ordre établi, son renversement, la casse pour le fun.

Peu importe, c’est passé, c’était hier.

*

Y aura-t-il quatre actes ? Cinq actes ? Six ?

Plus ?

Le dernier sera-t-il sanglant (quelque belle que soit la comédie en tout le reste) ?

Vous le saurez si vous restez vivants !

*

Je ne suis pas très habitué à ce théâtre de rue.

Il y a certes une petite trentaine d’années que je me dis que ça ne peut pas durer comme ça, que les gens ne peuvent pas continuer indéfiniment à regarder des merdes à la télé pendant qu’ils se font dépouiller par des politiciens vendus ; que cette pseudo-démocratie de façade où même les coups d’État sont plus chiants qu’un épisode de Derrick, doit être renversée. Des choses qu’on se dit, qu’on dit dans les cafés. Au chaud.

Et puis, pour une carabistouille ou presque, la nième augmentation d’une taxe, tout prend feu. La goutte d’eau qui met le feu aux poudres, l’étincelle qui fait déborder le vase. Tellement inattendu que j’en inverse les termes des clichés.

Tout de suite, chez les copains-artistes, dont la rente systémique, fût-elle maigrichonne, est d’avoir l’air contre l’ordre, ça ne sait plus… Est-ce bien la bonne revendication ?… La bonne partie du peuple qui vote bien ?… Le peuple n’a-t-il pas les cheveux trop courts ?… Ces chipolatas de rond-point se sont-elles point islamophobes, homophobes, misogynes ?… En plus, il fait froid et il pleut, Nuit debout, c’était mieux, c’était au mois de mai, dans les centres-villes, entre bourgeois bohèmes qui se trouvent intelligents. Qu’en pensent Édouard Louis, Mehdi Meklat et Dieudonné ?

À ces considérations élevées, loin au-dessus de la mêlée, s’en ajoutent de plus prosaïques :

– Tu crois que je peux perdre mes subs si je dis que je suis Gilet Jaune ?

– Oh tu sais, si le régime est renversé, il sera toujours temps de l’enfiler… (Le gilet, hein, pas le régime… Quoique… si le cadavre a de beaux restes…)

L’essentiel, c’est d’être du côté du manche. Quel que soit le manche. Quelle que soit la personne qui le tient, qui cogne avec.

Bref, on a le temps, on prend de la hauteur, wait and see, sagesse zen et tisane veggie, tout ça.

On se la pète, on se la pète, mais nous autres artistes-perroquets engagés, nous ne sommes jamais que des diffuseurs d’ambiance dans les chiottes culturelles de la démocratie de consommation.

C’est peu dire qu’on sent bon.

*

On me dira, à raison, que je ne parle pas vraiment de théâtre dans cette chronique. Comment vous dire ? Nous vivons une époque merveilleuse où la maison des auteurs dramatiques fondée par Beaumarchais, la SACD, fait la retape à tours de mail pour Muriel Robin ; où chez Plon le Dictionnaire amoureux du théâtre est écrit par Christophe Barbier, immense auteur dramatique rivalisant d’humour et d’invention dramatiques avec Laurent Ruquier, cette grosse tête (de quoi ?).

*

Il paraît qu’en 1838, le Ruy Blas de Victor Hugo avait l’air de moquer Louis-Philippe et sa politique.

La célèbre scène par exemple où Ruy Blas passant pour Don César de Bazan, en quelque sorte valet et Premier ministre à la fois, interrompt les Grands d’Espagne.

Je place ici quelques extraits de ce Bon appétit, messieurs !

Comme je suis un garçon moderne, je vais déstructurer le texte de Hugo.

Pression fiscale ?

[…] — Messieurs, en vingt ans, songez-y,
Le peuple, — j’en ai fait le compte, et c’est ainsi ! —
Portant sa charge énorme et sous laquelle il ploie,
Pour vous, pour vos plaisirs, pour vos filles de joie,
Le peuple misérable, et qu’on pressure encor,
A sué quatre cent trente millions d’or !
Et ce n’est pas assez !
 […]

Guerre civile ?

La moitié de Madrid pille l’autre moitié.
Tous les juges vendus ; pas un soldat payé.

Sécurité urbaine ?

Matalobos a plus de troupes qu’un baron.
Un voleur fait chez lui la guerre au roi d’Espagne.

Sécurité rurale ?

[…] — Au dedans, routiers, reîtres,
Vont battant le pays et brûlant la moisson.
L’escopette est braquée au coin de tout buisson.

République exemplaire ?

Tout se fait par intrigue et rien par loyauté.
L’Espagne est un égout où vient l’impureté
De toute nation. 
[…]

Dieu ?

Notre église en ruine est pleine de couleuvres ;
L’herbe y croît.
[…]

Corruption ? Drogue ?

[…] — Tout seigneur à ses gages
A cent coupe-jarrets qui parlent cent langages.
Génois, Sardes, Flamands, Babel est dans Madrid.

Pouvoir faible avec les forts, fort avec les faibles ?

L’alguazil, dur au pauvre, au riche s’attendrit.

Criminalité impunie ?

La nuit on assassine et chacun crie : à l’aide !
— Hier on m’a volé, moi, près du pont de Tolède ! —

Souvenir de Varennes ?

Hélas ! Les paysans qui sont dans la campagne
Insultent en passant la voiture du roi ;
Et lui, votre seigneur, plein de deuil et d’effroi,
Seul, dans l’Escurial, avec les morts qu’il foule,
Courbe son front pensif sur qui l’empire croule !

L’Union européenne ?

— Voilà ! — L’Europe, hélas ! écrase du talon
Ce pays qui fut pourpre et n’est plus que haillon !
L’État s’est ruiné dans ce siècle funeste,
Et vous vous disputez à qui prendra le reste !
Ce grand peuple espagnol aux membres énervés,
Qui s’est couché dans l’ombre et sur qui vous vivez,
Expire dans cet antre où son sort se termine,
Triste comme un lion mangé par la vermine !

Politiciens, marchands, partenariats public-privé ?

Hélas ! Ton héritage est en proie aux vendeurs.
Tes rayons, ils en font des piastres ! Tes splendeurs,
On les souille ! — ô géant ! Se peut-il que tu dormes ? —
On vend ton sceptre au poids ! Un tas de nains difformes
Se taillent des pourpoints dans ton manteau de roi ;
Et l’aigle impérial, qui, jadis, sous ta loi,
Couvrait le monde entier de tonnerre et de flamme,
Cuit, pauvre oiseau plumé, dans leur marmite infâme !

Armée future ?

Anciens vainqueurs du monde, Espagnols que nous sommes
Quelle armée avons-nous ? À peine six mille hommes.
Qui vont pieds nus. Des gueux, des juifs, des montagnards,
S’habillant d’une loque et s’armant de poignards.
Aussi d’un régiment toute bande se double.
Sitôt que la nuit tombe, il est une heure trouble
Où le soldat douteux se transforme en larron.

Je n’ai pas retenu ici les vers parlant de la situation extérieure de l’Espagne, du dépeçage de l’Empire : cela n’est plus, déjà, notre actualité.

Ou gardons ce bref passage :

Du ponant jusques à l’orient,
L’Europe, qui vous hait, vous regarde en riant.

*

Tout le monde devrait savoir par cœur les vers de cette longue et magnifique « tirade ».

C’est bien pour cela qu’on ne les apprend plus, d’ailleurs.

*

J’ai gardé pour la fin le début de cette longue réplique de Ruy Blas :

Bon appétit, messieurs ! Ô ministres intègres !
Conseillers vertueux ! Voilà votre façon
De servir, serviteurs qui pillez la maison !
Donc vous n’avez pas honte et vous choisissez l’heure,
L’heure sombre où l’Espagne agonisante pleure !
Donc vous n’avez pas ici d’autres intérêts
Que remplir votre poche et vous enfuir après !
Soyez flétris, devant votre pays qui tombe,
Fossoyeurs qui venez le voler dans sa tombe !

Pascal ADAM

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