Désinvolture & infatuation

Désinvolture & infatuation
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.

« Restez chez vous »
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Il y a que j’ouvre cette chronique par le conseil à son fils de M. d’Artagnan père : « Battez-vous à tout propos ; battez-vous, d’autant plus que les duels sont défendus, et que, par conséquent, il y a deux fois du courage à se battre » et que je ne suis pas sans me demander combien il peut bien aujourd’hui demeurer de pères pour donner à leurs fils, à leurs filles de tels judicieux conseils ; en somme, comme dit encore ce même personnage :

« Ne craignez pas les occasions et cherchez les aventures. »

Il y a que Guy Debord en ses Commentaires sur la société du spectacle, de 1988, dit avec un sérieux non dénué d’humour : « On peut garder le nom quand la chose a été secrètement changée (de la bière, du bœuf, un philosophe) » ; et pour ma part, ce matin, selon la pluvieuse fantaisie du moment, je prendrais plutôt pour exemples « la poésie, le théâtre, l’amour », et je ne détaillerai pas davantage que Debord, parce que cela serait trop long et que ma cafetière est petite.

Il y a que j’écris, d’une manière assurément différente, la même chronique qu’il y a deux semaines ; et je trouve amusant de le relever moi-même.

Il y a que j’ai déjà vu et revu Le jour le plus long et que j’écris ceci au matin du 6 juin qui me semble être le jour idéal pour regarder Requiem pour un massacre, d’Elem Klimov, né en 1933 à Stalingrad.

Il y a que je réfléchissais à la fatigue et à la manière dont mes contemporains et moi-même parfois ne cessons pas de nous plaindre de cette fatigue, et que je me disais pourtant qu’elle ne paraissait pas dans le titre du plus beau roman d’Hemingway, Au-delà du fleuve et sous les arbres (Across the River and into the Threes).

Il y a qu’en 1978, dans son film In girum imus nocte et consumimur igni, Guy Debord à son tour cite les dernières paroles du général sudiste Jackson pendant la guerre de Sécession : « Non, nous allons passer la rivière et nous reposer à l’ombre de ces arbres ».

Il y a que je regarde une génération de traviole, instituée par de peinards pervers, le sang tout affaibli, noyé d’idéologies dégueulasses, qui se met en ses corps à incarner individuellement le suicide d’une civilisation ; et la voici qui va cogner, d’une adolescence qui n’en peut plus de s’agoniser, l’âge du Christ à sa mort, geignant avec fierté qu’elle n’a encore rien fait, sachant d’avance qu’elle ne fera rien de plus, sinon peut-être en cadence et s’aigrir et se plaindre, fanant comme fanent les fleurs.

Il y a très peu de choses que j’aie autant aimé dire en scène que ces vers merveilleux et terribles d’Apollinaire (et de ceux que je cite ci-dessous, c’était le troisième qui avait encore ma préférence) :

« Le fatal giclement de mon sang sur le monde
Donnerait au soleil plus de vive clarté
Aux fleurs plus de couleur plus de vitesse à l’onde
Un amour inouï descendrait sur le monde
L’amant serait plus fort dans ton corps écarté »

Il y a qu’ils sont, ces jeunes gens dont je parlais avant de glisser là Guillaume, assis sur leurs mains et qu’ils trouvent cela bien confortable, au fond ; façon polie de dire qu’il ne faudra pas compter sur eux, à tel moment critique, pour se sortir les doigts du cul — pardon.

Il y a qu’Au-delà du fleuve et sous les arbres commence près de Trieste et que c’est précisément à Trieste que devait se rendre Albertine, au moment exact où toute la Recherche a basculé, à la page 472 de Sodome et Gomorrhe :

« Nous pouvons avoir roulé toutes les idées possibles, la vérité n’y est jamais entrée, et c’est du dehors, quand on s’y attend le moins, qu’elle nous fait son affreuse piqûre et nous blesse pour toujours. »

Il y a que l’écrivain Boris Pahor vit toujours aujourd’hui à Trieste, et qu’il y vivait déjà quand Marcel Proust écrivait, à la page 473 du même volume du même poème – c’est Cristina Campo qui parle toujours du poème de Proust, et je crois que cela donne assez bien l’aune de ce qu’est la poésie, pas seulement au XXe siècle, ou de ce qu’elle devrait être :

« C’est souvent seulement par manque d’esprit créateur qu’on ne va pas assez loin dans la souffrance. Et la réalité la plus terrible donne en même temps que la souffrance la joie d’une belle découverte, parce qu’elle ne fait que donner une forme neuve et claire à ce que nous remâchions depuis longtemps sans nous en douter. »

Il y a quand même qu’Au-delà du fleuve et sous les arbres se passe surtout à Venise, l’hiver, dans des cafés, et qu’il y a une histoire d’amour à peu près platonique entre le colonel Richard Cantwell, qui n’en peut plus tellement et va bientôt claquer, et une toute jeune comtesse italienne, Renata ; j’ouvre au hasard le livre :

« — Est-ce que ce sont des lesbiennes ? demanda-t-il à la jeune fille.
— Je ne sais pas, dit-elle. Ce sont toutes des femmes très bien.
— À mon avis, ce sont des lesbiennes. Mais peut-être simplement sont-elles très amies. Ou peut-être les deux. Cela n’a aucune importance pour moi et ce n’était pas une critique.
— Tu es gentil quand tu es doux.
— Crois-tu que le mot gentleman vienne de là, un homme gentil ?
— Je ne sais pas, dit la jeune fille, et ses doigts effleurèrent très légèrement la main couturée de cicatrices, mais je t’aime quand tu es gentil.
— Je vais essayer de toute mon âme d’être gentil, dit le colonel. Et cet autre con à la table derrière elles, qui est-ce, crois-tu ?
— Tu ne restes pas gentil bien longtemps, dit la jeune fille. Demandons à Ettore. »

Il y a que je voudrais finir ici par faire quelque chose qui ne se fait pas du tout, sauf à être maladivement infatué ; mais je vais mettre cela sur le compte d’une manière d’effet Ken Burns littéraire – l’effet Ken Burns, nous dit Raoul Wikipédia, « est une appellation donnée à un mouvement de travelling optique (zoom) ou de panoramique (ou les deux combinés) sur un document fixe (photographie, peinture, dessin, gravure, statue, etc) » – et, puisque j’ai commencé cette chronique par Alexandre Dumas et ses Trois Mousquetaires, avant d’avouer que j’écrivais la même chronique qu’il y a quinze jours, je trouve absolument nécessaire de recoller ici in extenso le passage de ma précédente chronique consacré aux Mousquetaires d’aujourd’hui :

« A trois heures quarante-cinq du matin, Alexandre Dumas, au fond d’un studio meublé hors de prix du dix-huitième arrondissement parisien, achève le neuvième roman consécutif que lui refuseront toutes les maisons d’édition.

Et pour cause.

D’Artagnan même, dix-sept ans, idéaliste et lucide, tout au fond de toutes les Gascognes de la France écrasée, prend sa lame et se tranche les veines. Net. Une fois pour toutes. C’est d’Artagnan, merde, quand même !

Aramis, plus jésuite que le pape François et Tarik Ramadan réunis, boucle en écriture inclusive son doctorat de sociologie putaclique et interroge à fonds perdus son identité de gender idéal.

Athos, défoncé à la coke trafiquée, a préféré, au grand dam de son général de père, Sciences Po à Saint-Cyr, et envisage à présent, avec un humour définitivement mort (les La Fère sont les La Fère), de partir tout en couille dans la finance mondialisée.

Ces deux derniers au moins se croiseront, dans je ne sais quel backroom d’un studio de télé, se mépriseront bassement, et ne se lieront pas. Quant au dernier, dont le portait au pas de charge suit, ils n’envisageront pas la possibilité de croiser même son semblable.

Porthos en gilet-jaune, barrière de sécurité à main droite et cubi de rouge à main gauche, tient un rond-point sous la flotte et repousse à lui seul une compagnie de CRS blafards et sous anti-dépresseurs de compète.

Voilà donc ces nouvelles, toutes également mauvaises, de nos Quatre Mousquetaires.

Louis XIII nulle part ; et point de Cardinal ! »

 

Pascal ADAM

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