Promenade mortelle & directives anticipées

Promenade mortelle & directives anticipées
Publicité

Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.

« Restez chez vous »
.

Car la voie droite était perdue.

Ce vers est une lentille optique. Il permet de voir la presque entièreté du monde visible. Et la voie vraie était, est perdue, oui.

Peut-être peut-on traverser les enfers, on ne peut point s’y promener. La promenade est le vrai luxe, si l’on veut bien se souvenir que la lumière habite ce mot.

La civilisation offrait aux prisonniers la possibilité, même pauvre, d’une promenade. Luxe au cœur de l’enfermement.

Cependant, la promenade dont je parle n’est pas d’abord physique. Il faut écouter et entendre, regarder et voir. Sentir. Cela aussi s’apprend, se transmet, en silence le plus souvent.

On peut rester chez soi et se promener infiniment ou presque.

Mais il faut avoir véritablement un chez soi, et nulle quittance, nul titre de propriété ne peuvent ici attester rien et c’est heureux.

Êtes-vous sûr vraiment d’avoir un vrai chez-vous ?

Un lieu quelconque et pauvre où demeurer en paix ?

Un avant-goût maintenant de la mort, RIP, et qui mithridatise ?

Un lieu en tout cas où l’ordinaire saloperie du monde, se présentât-elle sous les traits et appâts amicaux, amoureux, soit fermement retoquée ?

Je vous sens incertain, pressé de quitter ou sauter au suivant paragraphe.

Moi-même, d’ailleurs, je n’ai pas ça.

Tout est aux quatre vents ouvert, tu parles d’un abri !

Le promeneur voit, découvre, reconnaît enfin.

*

Se peut-il jamais qu’un promeneur cherche à être reconnu ? Qu’il demande à cette lente élaboration dans les siècles qu’est un paysage une reconnaissance à son tour, et la laideur d’une réciprocité ?

Je ne sais.

J’en connais un au moins qui aura tenté de se promener où il ne fallait pas. Il est mort. Quel con, quel admirable crétin tu es, mon pauvre ami ; et tu avais vu venir tout, en bloc, en trombe rectiligne ; et tu n’as pas bougé d’un centimètre, titre de gloire idiot, et tout pris dans la tronche, qu’on n’a d’ailleurs pas reconnue, vingt étages plus bas. Tu n’avais plus figure humaine. Ou alors si, et tous les autres non, avec tous leurs visages à faire du cinéma, toutes ces faces à vendre.

Il doit rester quelques lettres, dont personne n’aura jamais rien à faire. Et tant mieux. Il faut préserver le monde de la beauté : elle ne suscite que haine, défiance au mieux.

Brûlons ces lettres.

*

Le troupeau ne rêve que reconnaissance et singularité, c’est amusant, mais qui désire ce qu’il déjà possède ? Et le troupeau pourtant n’obtiendra rien. Monnaie de singe. Ivresse en toc. Gloire en solde pour cause de péremption imminente. Prix cassés.

L’on me dit, mais la reconnaissance de ses pairs ? Oh, cette marque déposée de la bêtise. Rien à attendre. Pas de pairs. Pas un seul pair.

Je disais il y a quinze jours : la médiocrité consiste à se mesurer à ses contemporains.

Seul un fou, roulant à tout berzingue à contresens sur la flèche du temps chercherait la reconnaissance du Dante, dont de parfaits trous du cul racontent qu’il est mort ! Je dis Dante parce qu’après, en somme ça descend. Baudelaire collige ses peaux mortes.

Et je suis du troupeau. Et de la foule et du troupeau.

Le rosier entre le parking et l’immeuble vieilli suffit à mon bonheur. Un morceau de ciel bleu strié d’un blanc nuage. Un rien.

Les villes sont des déserts. La misère gangrène avec une équanimité merdique les beaux quartiers et les sans-loi. Tout y crève de soif. Un sens supérieur de l’harmonie, ou est-ce du contrepoint ? veut qu’ici, grâce à Dieu, toute eau soit croupie. Buvez, bonne gens, ne craignez rien : déjà vous êtes morts ; et l’ignorez. À quelque chose au moins malheur est bon.

*

Je me promène encore.

Je ne sais pas si tout ange est terrible, mais le promeneur emprunte le temps à l’envers et ne compte pas le rendre. Il ne fait pas carrière, ou bien par accident, sur un malentendu. Et si par extraordinaire, d’un geste désinvolte, il vend son frère, il se tue lorsqu’il s’en aperçoit ; au lieu d’en profiter normalement, ainsi que le marché, qui est si gauche, le voudrait. Et je ne dirai rien ici du légendaire toucher rectal de la très invisible main de ce dernier. Qui fait tant d’heureux.

(Il y a un peu de haine dans ces phrases, mais le style la rend inoffensive. Quel travail. Vous pouvez continuer à ne pas vous sentir concerné.)

J’ai vu des gars, pleins de lucidité, vendre un à un des frères, sur le marché gentil, en échange d’un billet certifiant humanisme, altruisme, etc. Non, je ne parle pas des routiers de la politique, mais des artistes du temps, de l’un et l’autre sexe, vrais trous du cul offerts et la bite à la bouche. Mais la bouche est en cœur.

Un artiste, donc, disais-je. Quelqu’un qui, selon le jargon du jour, interroge un concept, n’importe lequel et n’importe comment, dans l’unique but inavoué (ou pas) de vendre son bidule. On torture la langue, dont on vend en lambeaux, à prix d’or, de sanguinolents vestiges. Pauvre langue qu’on pèle, et vive encore, quoique crevant.

Car la voie droite était perdue.

Est perdue.

Dieu donc a fait défaut, et le pays avec, et il n’est pas jusqu’à ce conglomérat de rinçures variées qu’est le moi qui n’exhibe à présent la balle qu’il s’est collé lui-même dans le front, par goût pour la symétrie, en un ultime baroud de la paranoïa. À la fin, le défaut même a tellement fait défaut que l’expression put être sans regret abandonnée à des adorateurs de colonnes comptables.

*

Je vois tranquillement arriver une jeunesse profondément inculte, une jeunesse choyée à laquelle on a volontairement, politiquement inoculé cette inculture ; elle arrive et sort de son trop bienveillant cocon, elle s’expose, faible et fragile, presque débile et désespérée déjà de le savoir. Le premier coup qu’elle prendra lui décollera la tronche. Pauvres gosses.

Ils sont désespérés. Vaincus par anticipation. Rien n’a de sens, n’aura de sens, ils le savent.

Ils ne se battront pas. Ou bien pour des cochonneries. Ou bien pour des légumes. Et ils le savent. Ils en souffrent.

Ils n’ont pas lu le grand texte de Bernanos sur les robots, ou la lettre de Saint-Exupéry au général « X ». Ils n’en ont pas besoin. Ils baignent dans l’évidence actualisée sans cesse de ce qui fut prophétie. Un court extrait du second texte, pour la route ?

« Et moi, je pense qu’il n’y a pas trois cents ans, on pouvait écrire La Princesse de Clèves ou s’enfermer dans un couvent pour la vie à cause d’un amour perdu, tant était brûlant l’amour. Aujourd’hui, bien sûr, des gens se suicident. Mais la souffrance de ceux-là est de l’ordre d’une rage de dents. Intolérable. Ça n’a point à faire avec l’amour. »

*

L’amour, oui ? Il est bien tard.

Il faudrait un peu nous inventer autre chose, comme clé, Arthur !

Même Rimbaud, en vingt-cinq ans – une génération d’hommes –, est devenu une espèce de vieillerie, un truc qu’on ne veut pas acheter, même pour rien, au vide-greniers de Bronzeculand-sur-Seine ou place Saint-Sulpice.

Non sans raison. Et tout le reste à l’avenant.

A trois heures quarante-cinq du matin, Alexandre Dumas, au fond d’un studio meublé hors de prix du dix-huitième arrondissement parisien, achève le neuvième roman consécutif que lui refuseront toutes les maisons d’édition.

Et pour cause.

D’Artagnan même, dix-sept ans, idéaliste et lucide, tout au fond de toutes les Gascognes de la France écrasée, prend sa lame et se tranche les veines. Net. Une fois pour toutes. C’est d’Artagnan, merde, quand même !

Aramis, plus jésuite que le pape François et Tarik Ramadan réunis, boucle en écriture inclusive son doctorat de sociologie putaclique et interroge à fonds perdus son identité de gender idéal.

Athos, défoncé à la coke trafiquée, a préféré, au grand dam de son général de père, Sciences Po à Saint-Cyr, et envisage à présent, avec un humour définitivement mort (les La Fère sont les La Fère), de partir tout en couille dans la finance mondialisée.

Ces deux derniers au moins se croiseront, dans je ne sais quel backroom d’un studio de télé, se mépriseront bassement, et ne se lieront pas. Quant au dernier, dont le portait au pas de charge suit, ils n’envisageront pas la possibilité de croiser même son semblable.

Porthos en gilet-jaune, barrière de sécurité à main droite et cubi de rouge à main gauche, tient un rond-point sous la flotte et repousse à lui seul une compagnie de CRS blafards et sous anti-dépresseurs de compète.

Voilà donc ces nouvelles, toutes également mauvaises, de nos Quatre Mousquetaires.

Louis XIII nulle part ; et point de Cardinal !

Et puis les élections bientôt ! Laissez-moi rire !

Votez Ducon ! Ducond (avec un d) ou Ducont (avec un t).

*

Les gosses sont dans l’impasse, toute la littérature semble leur ricaner qu’elle le leur avait bien dit, qu’ils seraient dans l’impasse ! Ça ne fait rien avancer et ça agace grave. Dégagez-moi tout ça, dentelles, camomilles, épées rouillées dans des fourreaux miteux !

L’amour, tu dis ? Tout va merder, au bas mot, rien ne tiendra, c’est déjà intégré. On ne peut compter que sur soi, et justement, on ne peut pas.

Il faudrait une foi ? Mais elle s’est écoulée de longtemps, Jésus-Machin, mêlée aux eaux usées de la modernité…Allons, allons, lui reste ceux qui font encore semblant, conscience de classe oblige, et une ultime cohorte de bras cassés et de saints imbéciles. Inch Allah.

Ceux qui aiment la mort, d’ailleurs, envahissent tout l’espace !

Soyons sérieux et prosaïques, contentons-nous nos membres, enchaînons donc des positions refilées çà et là, laissons amour, ce mot usé, tranquille : il s’est dissout dans les pornographies obligatoires de la télé-réalitoche et de la réalitoche tout court, et remplissons plutôt nos directives anticipées.

(Les mots de ce siècle sont vraiment des ordures.)

*

Voici donc, en exclusivité, mes directives anticipées – sur un site qui s’appelle Profession Spectacle, je trouve que ça claque :

« Assassinez-moi si cela vous amuse. »

Oui, me direz-vous, pourquoi, ici, préférer l’impair d’un hendécasyllabe ? Je ne sais trop. De la musique avant toute chose.

Et puis : virgule, or not virgule ?

Un décasyllabe moche, avec « ça » en place de « cela », mal coupé à parité, garderait trop de noblesse encore. Ce serait d’avance suspect.

La vraie question, c’est : « si cela » ou « mais si ça ». Est-il vraiment prudent d’introduire un mais dans une directive anticipée ? C’est prendre de bien grands risques.

« Assassinez-moi, mais si ça vous amuse ».

Je ne sais pas choisir, là. Je pourrais faire un sondage sur un réseau social.

Je peux faire mieux encore, sans égard pour le mètre, et ouvrir d’un bel et noble cliché à toutes les interprétations :

« Directive anticipée : Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. » Histoire d’organiser la baston.

*

Promenons-nous, plutôt. La gueule chargée d’enfance et le corps revêtu d’un kevlar d’humour noir, les rues ne sont pas sûres.

Et perdue, la voie droite.

*

Ici, tout éclate.

Mais au ralenti.

Comme dans un accident de voiture.

Tu n’éviteras pas ce camion.

Quelques secondes avant l’impact.

Le son est coupé.

Le temps est très lent.

L’acuité visuelle est extrême, on peut zoomer ici ou là volonté.

Ô le vert électrique des jeunes pousses sur l’encore noir squelette de cet arbre au commencement de son printemps !

Tiens, il y avait un oiseau, là ?

Quel oiseau est-ce déjà ?

Une buse peut-être…

Il y a une manière de paix immense, de sérénité avant le choc.

C’est un moment merveilleux.

On a envie d’accélérer.

Pascal ADAM

 Lire les dernières chroniques bimensuelles de Pascal Adam :

Chronique cryptée cherche hacker vaillant (12/05)
Notre-Dame : ruine et cendre (27/04)
Se promener. Se battre. Disparaître. (13/04)
Rien à foutre (30/03)
“Le Critique”, de Juan Mayorga : affrontement impitoyable entre un auteur et son critique (16/03)

.



 

Publicité

Laisser une réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *