Se promener. Se battre. Disparaître.

Se promener. Se battre. Disparaître.
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.

« Restez chez vous »
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Laisse les morts ensevelir leurs morts et fonce plutôt faire mon auto-promo.
Luc 9:60, traduction œcuménique, 2027

 Se promener. Se battre. Disparaître. Voilà, sait-on jamais, les choses intelligentes à faire. Tout le reste est plié, fini, terminé. On nous promet des catastrophes ; on nous les promeut, même ; on nous les vend, et le monde est bien fait, nous nous ruons à les consommer. Mais c’est faux. La catastrophe a eu lieu, elle est passée, on ne sait plus très bien quand, nous avons perdu les dates en route, et le sens de l’histoire. Peut-être continue-t-elle de se déployer, c’est bien possible. Je m’en fiche. Je préfère penser que si le temps continue de passer, c’est par habitude, ou par charité, il sait que nous vivons d’illusions. Je vais me promener. Les ruines sont très sympas. Les morts sont cools. Marchandises et dieux diffèrent très peu et sont idéalement configurés pour crétins mono-neuronaux. Quelques pics de violence bienvenus pimentent la morosité, la grisaille organisée, la série rassurante de nos petites misères. Les morts réclament de la violence ; ils demandent à se faire éclater, comme ils disent. C’est la dernière fête, les enfants, il nous reste tout de même une chance de nous faire éclater en pleine rue et c’est sûr, ce sera cela ou l’hospice et la mort lente, avec des souffrances qu’on abrège ainsi qu’aux abattoirs on étourdit les animaux. Je plaisante, pardon. Plus sérieusement, l’activité principale de nos amis les morts consiste à attendre la catastrophe avec gourmandise, comme un autre jadis, Dieu. On est obligé de la leur reporter sans cesse, de l’ajourner ; eux l’espèrent ; ils prieraient, s’ils savaient, s’ils en avaient l’idée. Ils râlent un peu, à chaque ajournement de leur fin finale ; ils l’espéraient plus tôt ; on leur raconte alors qu’ils n’avaient pas compris correctement ce qu’on leur avait annoncé, et qu’on n’aura finalement reculé que pour mieux se faire sauter le caisson planétaire, et les voilà rassurés. Il ne faudrait pas surtout qu’ils apprennent qu’elle a eu lieu, la catastrophe, ils risqueraient d’en déduire qu’ils sont morts, ou quelque chose d’équivalent — mais je ne sais quoi. La rue sous ma terrasse est un interminable film de zombies, et si je descends les rejoindre, je me fonds parfaitement à eux, figurant parmi les figurants, mais avec pour moi ma conscience stupéfiée, machine mentale à me prendre pour un demi-dieu excipé des toquards, contre toute réalité. Mais cela marche et c’est bien l’essentiel. Le bariolage insensé qui nous sert de spectacle est complètement intégré au cerveau même et sa musique fécale nous retapisse les pariétaux avec un amour très gluant — je ne suis plus à un pléonasme près. Ubuesquement morts, nous allons ruiner même les ruines, chier un peu d’uranium et même voter Ducon, toujours censé nous protéger de son reflet dans un miroir en énigme auquel nul n’entend rien. On trouvera de la colère en moi, beaucoup, lors de mon autopsie ; mais la colère est inutile. Elle aussi sert. Elle est tellement stérile qu’elle participe de ce suicide il y a longtemps commencé. La civilisation ici n’est plus même un souvenir, mais le souvenir flou d’un souvenir perdu dans la mémoire d’un vieillard à l’article ; parfois, elle tambourine mollement à la vitre et le vieux, s’il finit par l’entendre, lève un instant la tête et marmonne : cette chaussure gauche m’embête ; de toute façon je ne peux plus marcher. On en est là. C’est une fort belle promenade, pleine de détours, faite par des gens qui ne peuvent plus marcher. Il faudrait être prêt à se battre ; c’est un fait que les gens honnêtes, malgré leur extrême ralenti, parlent énormément de se battre, de lutter. Ils ne le font jamais. En parler leur en tient lieu, et c’est heureux, les pauvres, ils se feraient sécher de suite, iraient goûter un peu dans la bouche leur propre sang, juste avant que, charitablement, on ne leur fracasse le bocal et qu’ils reposent en merde. Je le répète, je ne me distingue pas d’eux, et surtout pas dans les moments de lucidité où, justement, je pense me distinguer d’eux. La distinction, d’ailleurs, est une chose très criminelle, une manière de dérivé de civilisation, désormais son ersatz. Toute distinction est interdite. Elle est un crime. La troisième chose intelligente à faire dont j’ai parlé au début est : disparaître. Bonne idée. Dont acte.

Pascal ADAM

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