Donner la parole qui ne nous appartient pas

Donner la parole qui ne nous appartient pas
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Depuis un mois, je dirige un atelier de création de fictions radio à la Maison du geste et de l’image, (MGI), Paris. Un groupe d’une quinzaine de jeunes gens. À travers les échanges que j’ai recueillis et sans aucun commentaire de ma part, je vous propose d’écouter ces jeunes de 14 à 18 ans. Ils ont des choses à nous dire. Il suffit d’écouter.

Arrêt Buffet

Donner la parole, voilà bien une étrange expression. Comme si on pouvait donner quelque chose qui ne nous appartient pas. Dans une discussion, une confrontation et même une dispute, ce qui est intéressant, important, c’est la parole de l’autre, non ? Ma parole n’est que le véhicule de mes pensées. Partons du principe que je suis d’accord avec ce que je pense. Et je dis ce que je pense. Donc, je ne suis pas surpris par mes propos. Je n’apprends rien de ce que je dis. Puisque je le sais.

De nos jours, notre parole, nos modes d’expressions déterminent notre identité sociale. Nous communiquons. À travers des outils de communication. Nous pensons échanger, partager. Nous ne faisons que nous regarder dans un miroir déformant. Qui nous dit que nous sommes les plus beaux, les plus intelligents, que nous avons raison sur tout, que nous avons un avis pertinent sur tout.

Un miroir sans tain, nous voyons tout le monde et personne ne nous voit.

Nous buvons du vent, matin, midi et soir. Ivres de nous-mêmes.

Le vent est devenu plus important que le feu. Parler est devenu plus important qu’écouter.

Et pourtant, c’est ce que je vous propose de faire dans cette chronique. Écouter.

Depuis un mois, au cœur du projet Haut-Parleurs initié et organisé par la Maison du geste et de l’image (MGI) à Paris, j’ai le plaisir de diriger un groupe d’une quinzaine de jeunes de 14 à 18 ans dans un atelier de création radio. Durant la saison, en toute autonomie, nous allons écrire des scénarios de fiction, les enregistrer dans un studio, les diffuser en podcast et au cours de soirées d’écoute dans des lieux prestigieux de la République. Car la thématique de ce projet porte autour de notre devise républicaine : Liberté, Égalité, Fraternité.

Durant ces séances, nous parlons beaucoup. À travers les échanges que j’ai recueillis et sans aucun commentaire de ma part, je vous propose d’écouter ces jeunes de 14 à 18 ans. Ils ont des choses à nous dire. Il suffit d’écouter.

– Le vote à seize ans… Je vois pas pourquoi je vais voter, je suis à peine née…

– On est encore chez nos parents, on pense pareil, je vois pas l’intérêt…

– Pour voter, faut travailler, avoir sa place dans la société…

– Faut qu’on se fasse nos idées à nous-mêmes…

– Je suis pas trop d’accord, à seize ans, tu peux être plus mature que des gens qui ont vingt ans… Ou plus…

– Trente, quarante, cinquante…

– Y a des gens qui sont jamais matures…

– Moi, ce que je comprends pas c’est pourquoi on prend pas en compte le vote blanc !

– C’est quoi le vote blanc ?

– Tu te déplaces, tu votes mais comme t’es pas d’accord avec ceux qui se présentent, tu votes blanc…

– T’as qu’à rester chez toi, c’est pareil !

– Mais non ! Ça, c’est l’abstention ! Les gens qui s’abstiennent, ils sont invisibles…

– Pourtant, ils arrêtent pas d’en parler… Tant de pourcentages d’abstention…

– Mais ça veut rien dire… T’imagines des millions de gens qui votent blanc, c’est un énorme message !

– Ça voudrait dire, ce que vous dites, ça nous intéresse pas, ça nous concerne pas… Et au lieu de rester à la maison, on vient vous le dire, en face…

– Ah oui d’accord… Je comprends. Je vais te dire, les politiques, ils risquent pas de voter le vote blanc.

– Les hommes et les femmes politiques… Ils arrivent, ils parlent et ils s’en vont…

– On dirait… Ils ont oublié d’où ils viennent…

– Moi, j’ai pas confiance… Ils font que parler.

– J’avais quatorze ans la première fois qu’on m’a sifflée dans la rue…

– Depuis quelques temps, je me fais carrément aborder…

– Se faire siffler, y en a qui te disent c’est pas grave… Moi, ça m’a pas plu.

– Moi, c’était dans le bus… Un gars, l’âge de mon père tu vois, il pose sa main sur ma cuisse, je savais pas quoi faire… Heureusement, y avait une mamie en face, elle lui a gueulé dessus… Non mais ça va pas ou quoi ! Et il a dégagé…

– Moi, c’est pareil, dans le bus… Mais mon frère était là…

– Je suis libre de m’habiller comme je le souhaite. Je suis libre de sortir à n’importe quelle heure de chez moi. Je suis libre d’être qui je veux être.

– Les réseaux sociaux, c’est la justice…

– La justice, elle est trop longue…

– Grâce aux réseaux sociaux, on sait des choses et les choses se savent…

– La justice c’est la justice, on est dans un état de droit…

– Tu peux pas balancer des noms comme ça…

– Ça peut faire beaucoup de mal…

– T’as des suicides…

– Oui mais regarde la police, je vois pas pourquoi on peut pas les filmer…

– On peut pas les filmer à cause des réseaux sociaux…

– Et la prof qui s’est fait bousculer, si y avait pas de film, on aurait pas su…

– Les hommes, ils rentrent à la maison, ils font la bise et après, ils vont s’affaler sur le canapé…

– Je comprends pas pourquoi les femmes sont moins payées que les hommes, à travail égal…

– C’est pas juste.

– Durant un entretien d’embauche, ils vont toujours préférer un homme à une femme… Parce qu’un homme, il tombe pas enceinte, il a pas ses règles…

– Les hommes, ils nous coupent tout le temps la parole… Ils remettent tout le temps en question ce qu’on dit. Parce qu’on est des femmes. Comme si eux, les hommes, ils avaient plus raison que nous.

– Et qu’ils en savaient plus que nous.

– Moi, je dis ça comme ça mais… Les féministes, Metoo tout ça, je me demande si y a pas des femmes qui se servent de ces mouvements pour grignoter des places…

– Certaines personnes justifient le viol selon la tenue… En fait, je ne suis plus libre de porter ce que je veux.

– Pourtant, on te dit que tu es libre de porter une jupe…

– En étant une femme, on a moins de liberté…

– Liberté, Égalité, Fraternité… Est-ce qu’on est libre ? Non. Est-ce qu’on est égaux ? Non. Est-ce qu’on est fraternels ? Non.

Philippe TOUZET

« Haut-Parleurs » est initié et organisé par la Maison du geste et de l’image (MGI). Cofinancé par la ville de Paris, la CAF de Paris, le fonds de dotation « Le chœur à l’ouvrage ». Avec le soutien de la Zone d’expression prioritaire (ZEP) et les Écrivains Associés du Théâtre (E.A.T).

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Auteur de théâtre, scénariste de fictions radio, président des Écrivains associés du théâtre (E.A.T) de 2014 à 2019, Philippe Touzet tient une chronique bimensuelle dans Profession Spectacle depuis janvier 2021, intitulée : « Arrêt Buffet ».



 

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