AUCUN GÉNIE ! VIVE LA MERDE ! DEMANDEZ LE PROGRAMME…

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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.

« Restez chez vous »
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William Shakespeare débuta dans un abattoir.

La phrase est de Victor Hugo. On la trouve assez au début de son étonnant William Shakespeare, empli de tant de digressions.

Ne soyons pas pingre, reprenons à son début le paragraphe, Hugo est à son meilleur.

Cette famille Shakespeare avait quelque vice originel, probablement son catholicisme, qui la fit tomber. Peu après la naissance de William, l’alderman Shakespeare n’était plus que le boucher John. William Shakespeare débuta dans un abattoir. À quinze ans, les manches retroussées dans la boucherie de son père, il tuait des moutons et des veaux « avec pompe », dit Aubrey. A dix-huit ans, il se maria. Entre l’abattoir et le mariage, il fit un quatrain. Ce quatrain, dirigé contre les villages des environs, est son début dans la poésie.

Voilà, c’est merveilleux.

Entre l’abattoir et le mariage, il fit un quatrain.

*

La plus belle entreprise éditoriale du XXe siècle, la plus glorieuse en tout cas, est celle de Vercors et Pierre de Lescure, celle des premières Éditions de Minuit entre 1941 et 1944, date à laquelle Vercors se retire, les Éditions de Minuit n’ayant plus selon lui de raison d’être (et, en effet, sans méconnaître ce prestigieux catalogue, tout ce qui y a été publié depuis aurait aussi bien pu être publié dans d’autres maisons sérieuses).

Je n’avais pas relu Vercors depuis mon adolescence ; je ne sais plus du tout ce que j’en avais compris alors ; je n’ai pas la moindre idée de ce qu’aujourd’hui les professeurs de lettres (si ce titre n’est pas abusif) peuvent bien raconter à leurs élèves s’ils arrivent à en placer une ; ce que je sais, c’est l’impression plus qu’étonnante, effrayante, d’actualité tout à la fois diffuse et brûlante que, dimanche dernier, m’a laissé la lecture des trente-cinq pages qui, dans le recueil Le silence de la mer, constituent à proprement parler la nouvelle « Le silence de la mer ».

Cette nouvelle est séparée en deux parties par une citation d’Othello que l’auteur a pris soin de faire figurer pleine page.

Éteignons cette lumière, pour ensuite éteindre celle de sa vie.

Dans la première partie, si je résume honteusement, l’officier allemand Werner von Ebrennac, compositeur au civil, cultivé, francophile, dont le nom même sans doute vient de France et qui ressemble physiquement à Louis Jouvet, vient loger, en tant qu’occupant, chez le narrateur et sa nièce, qui refusent de lui adresser même un mot ; il est « correct », « éprouve une grande estime pour les personnes qui aiment leur patrie », espère sincèrement que des malheurs de la guerre pourront naître « de très grandes choses pour l’Allemagne et pour la France », et que « le soleil va luire sur l’Europe ».

Il était devant les rayons de la bibliothèque. Ses doigts suivaient les reliures d’une caresse légère.

— « … Balzac, Barrès, Baudelaire, Beaumarchais, Boileau, Buffon… Chateaubriand, Corneille, Descartes, Fénelon, Flaubert… La Fontaine, France, Gautier, Hugo… Quel appel ! » dit-il avec un rire léger et hochant la tête. « Et je n’en suis qu’à la lettre H !… Ni Molière, ni Rabelais, ni Racine, ni Pascal, ni Stendhal, ni Voltaire, ni Montaigne, ni tous les autres !… » Il continuait de glisser lentement le long des livres, et de temps en temps il laissait échapper un imperceptible « Ha ! », quand, je suppose, il lisait un nom auquel il ne songeait pas. « Les Anglais, reprit-il, on pense aussitôt : Shakespeare. Les Italiens : Dante. L’Espagne : Cervantès. Et nous, tout de suite : Goethe. Après, il faut chercher. Mais si on dit : et la France ? Alors, qui surgit à l’instant ? Molière ? Racine ? Hugo ? Voltaire ? Rabelais ? ou quel autre ? Ils se pressent, ils sont comme une foule à l’entrée d’un théâtre, on ne sait pas qui faire entrer d’abord. »

Dans la seconde partie, Ebrennac s’étant rendu à Paris voir ses supérieurs, comprend qu’il a été d’une naïveté confondante et demande à partir pour le front de l’Est, ce qu’il a l’air de considérer comme un suicide – un suicide par l’obéissance encore. Peut-être la citation de Macbeth qu’il appliquait aux Français obéissant à Pétain, s’applique-t-elle à lui aussi, à présent :

Ceux qu’il commande obéissent à la crainte et non plus à l’amour.

En effet, ses supérieurs se sont bien moqués de lui, trop idéaliste et naïf.

Ils ont encore ri : « Nous ne sommes pas des fous ni des niais : nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera. Pas seulement sa puissance : son âme aussi. Son âme surtout. Son âme est le plus grand danger. C’est notre travail en ce moment, mon cher ! Nous la pourrirons par nos sourires et nos ménagements. Nous en ferons une chienne rampante. »

Un peu plus loin :

— « […] Aucun livre français ne peut passer, — sauf les publications techniques, manuels de dioptrique ou formulaires de cémentation… Mais les ouvrages de culture générale, aucun. Rien ! […] Rien, rien, personne ! » Et comme si nous n’avions pas compris encore, pas mesuré l’énormité de la menace : « Pas seulement vos modernes ! Pas seulement vos Péguy, vos Proust, vos Bergson ! Mais tous les autres ! Tous ceux-là ! Tous ! Tous ! »

L’impression plus qu’étonnante, effrayante, d’actualité tout à la fois diffuse et brûlante dont je parlais plus haut tient à cette révélation que ce programme horrible, finalement, est réalisé. Sans nazisme, sans guerre, sans extermination, sans bruit pour ainsi dire : nous l’avons fait. Nous-mêmes. Voilà, il suffit de reciter Othello :

Éteignons cette lumière, pour ensuite éteindre celle de sa vie.

*

Je sens cette chronique vaguement désespérante. Tant mieux. J’essaie de remédier à cela en fouillant à grande allure le William Shakespeare de Victor Hugo. Il a quitté son sujet de départ, et le voilà qui embrasse tout de son regard de géant :

Le progrès de l’homme par l’avancement des esprits : point de salut hors de là. Enseignez ! Apprenez ! Toutes les révolutions de l’avenir sont incluses, amorties dans ce mot : Instruction Gratuite et Obligatoire.

C’est par l’explication des ordres du premier ordre que ce large enseignement intellectuel doit se couronner. En haut les génies.

Il suffit de lire Hugo pour voir clairement l’étendue du renoncement culturel et éducatif, au nom, comme de bien entendu, de la culture et de l’éducation, l’étendue de la trahison, la dimension de l’assassinat.

Trop de matière est le mal de cette époque. De là un certain appesantissement.

Il s’agit de remettre de l’idéal dans l’âme humaine. Où prendrez-vous de l’idéal ? où il y en a. Les poëtes, les philosophes, les penseurs sont les urnes. L’idéal est dans Eschyle, dans Isaïe, dans Juvénal, dans Alighieri, dans Shakespeare. Jetez Eschyle, jetez Isaïe, jetez Juvénal, jetez Dante, jetez Shakespeare dans la profonde âme du genre humain.

Versez Job, Salomon, Pindare, Ezéchiel, Sophocle, Euripide, Hérodote, Théocrite, Plaute, Lucrèce, Virgile, Térence, Horace, Catulle, Tacite, saint Paul, saint Augustin, Tertullien, Pétrarque, Pascal, Milton, Descartes, Corneille, La Fontaine, Montesquieu, Diderot, Rousseau, Beaumarchais, Sedaine, André Chénier, Kant, Byron, Schiller, versez toutes ces âmes dans l’homme.

Versez tous les esprits depuis Ésope jusqu’à Molière, toutes les intelligences depuis Platon jusqu’à Newton, toutes les encyclopédies depuis Aristote jusqu’à Voltaire.

De la sorte, en guérissant la maladie momentanée, vous établirez à jamais la santé de l’esprit humain.

Vous guérirez la bourgeoisie et vous fonderez le peuple.

*

Oui, je sais, tout cela est dépassé. Ça ne fonctionnait pas. Laissons tomber.

C’était élitiste. Peut-être populiste. Communiste. Dangereux. Suspect. Inadapté en tout cas à notre modernité numérique et starteupeuse.

Notre programme culturel est bien meilleur : il est tout l’inverse.

AUCUN GÉNIE ! VIVE LA MERDE !

Nous savons par ailleurs que des nazis aimaient Bach, que des collabos citaient Corneille. Alors oui, éteignons la lumière de cette culture pour ensuite éteindre la vie de ce vieux peuple.

Nous préférons penser que tout vaut tout ; que les œuvres des auteurs.trices qu’il.elle.s disent qu’est-ce qu’il.elle.s veulent, naissent et demeurent égales entre elles ; qu’il vaut mieux que les enfants lisent des choses à leur portée, écrites pour être à leur portée, portée qui d’ailleurs se réduit à ce quasi que-dalle que le monde entier ne nous envie pas… Gardons donc nos Schiappa et nos Ostermeïer, nos Bellanger et nos Médine, nos Macron et nos Yann Moix, nos BHL et nos Hanouna, nos Booba et nos Warlikowski (« Que se passerait-il, dit ce dernier, si un jeune garçon noir apparaissait sur scène jouant avec un ballon de basket ? », et hop ! voilà l’image permettant de monter l’opéra de Leoš Janáček De la maison des morts, inspiré de Dostoïevski et de son expérience carcérale. Wesh gros.) !

 

Pascal ADAM

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