« Contre tout espoir » de Nadejda Mandelstam : l’URSS, la poésie et nous 

« Contre tout espoir » de Nadejda Mandelstam : l’URSS, la poésie et nous 
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.

« Restez chez vous »
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Il ne faut pas tuer les poètes, mais il ne faut pas non plus les louer sans raison.

Peut-être est-ce grâce à la récente publication aux éditions, jamais mieux nommées qu’à cette occasion, Le Bruit du temps, des Œuvres Complètes d’Ossip Mandelstam que j’ai passé un peu plus d’un mois, tranquillement, confortablement, à lire les trois tomes des Souvenirs de Nadejda Mandelstam, publiés en français chez Gallimard, collection Tel, sous le titre Contre tout espoir­ – les éditeurs français suivant ainsi leurs homologues américains qui avaient publié les trois volumes sous les titres Hope Against Hope (le premier, 1970) et Hope Abandoned (les deux suivants, 1974), jouant ainsi sur le sens du prénom de l’auteur, qui, elle, avait préféré intituler sobrement, justement, ses trois livres Souvenirs.

Pour être parfaitement honnête, je n’ai pas tout à fait terminé de lire les 1 200 pages de ce livre de la veuve d’Ossip Mandelstam : il m’en reste une grosse vingtaine, que je compte faire durer encore quelques semaines, histoire de ne pas ranger pour très longtemps dans ma bibliothèque ce très grand livre.

La petite difficulté que je rencontre, au moment de commencer cette chronique, nécessairement ridicule au regard de l’œuvre considérée, est qu’au fil de ma lecture, en guise de notes si l’on veut, j’ai encadré ou souligné ou annoté de divers signes personnels à peu près chaque page ; ce qui revient rigoureusement à : rien.

Je voudrais noter tout d’abord que le livre que j’ai lu est écrit dans un français magnifique, et que la traduction est l’œuvre de Maya Minoustchine, dont je n’avais, ignorant que je suis, jamais entendu parler, et sur qui les internets, d’ailleurs, n’ont rien pu m’apprendre du tout, hormis la liste de ses traductions d’écrivains russes.

Vous qui entrez, laissez toute espérance

Le livre n’est pas un long récit chronologique, mais un composé de souvenirs – anecdotes et digressions – nous faisant circuler dans le temps et l’espace, de considérations politiques concrètes et tout à fait “désidéologisées” aux arcanes de la poésie d’un Mandelstam – dont Nadejda, qui fut dix-neuf ans son épouse et plus de quarante ans sa veuve, sauva une grande partie de l’œuvre alors impubliable tout simplement en l’apprenant par cœur, en passant par le milieu littéraire soviétique, en son centre la grande amitié du couple pour Anna Akhmatova.

Malgré cela, le premier tome s’attache aux dernières années du poète mort à 47 ans, celles notamment de l’exil à Tcherdyne puis Voronej, de sa première arrestation en 1934 à sa mort dans un camp de transit près de Vladivostok en 1938. Les deux suivants ont respectivement pour objet la vie du couple avant l’arrestation et, disons, l’artisanat poétique, celui bien sûr de Mandelstam, mais pas uniquement.

Le premier choc réel, au début de ma lecture, après avoir constaté la beauté de cette langue dense et claire, qui me fit comprendre que je ne lâcherais pas ce livre, fut un simple début de paragraphe tranchant, comme je devais par la suite en trouver tant, consacré au fils d’Akhmatova et de Nikolaï Goumilev – poète acméiste, lui aussi, fusillé en 1921 –, le futur historien Lev Goumilev :

« Partout où, ces années-là, apparaissait ce gamin, cet adolescent bouillonnant d’idées, tout se mettait en mouvement. Les gens sentaient la force et le dynamisme qu’il y avait en lui, et ils comprenaient qu’il était condamné. »

Fascisme

Quand Mandelstam est arrêté, en pleine nuit, en mai 1934, il n’a pas publié les seize vers de son poème sur Staline, Le Montagnard du Kremlin. Pas davantage il n’en a fait de lecture publique. Tout au plus l’a-t-il lu à une dizaine d’amis sûrs, poètes presque tous, le plus souvent en tête à tête.

Mais le juge d’instruction de la Loubianka, Kristoforovitch, lui, en a une copie exacte.

« Parmi les personnes qui avaient entendu le poème, plusieurs auraient pu retenir les seize vers en une seule séance. »

Nadejda ne parviendra pas à établir la responsabilité de quiconque.

À la Loubianka, les « nouvelles méthodes », c’est-à-dire la torture physique et systématique, ne sont pas encore entrées en vigueur. La torture y est avant tout psychologique : privation de sommeil, mensonges quant à l’arrestation, la déportation ou l’exécution des proches, etc.

« La méthode de l’enquête consistait à expliquer chaque mot des vers incriminés. Le juge s’intéressait particulièrement à ce qui avait incité l’auteur à les écrire. Mandelstam le stupéfia par une réponse inattendue : il détestait le fascisme par-dessus tout… Cette réponse lui échappa sans doute involontairement, car il n’avait pas l’intention de dévoiler ses pensées intimes au juge, mais au moment où il prononça ces mots, tout lui était égal et il ne faisait plus attention à rien… Le tchékiste tempêta, comme il était dans son rôle de le faire, cria, demanda où Mandelstam voyait du fascisme dans notre système – il répéta également cette phrase devant moi, pendant la visite – mais, chose étonnante, il se contenta de réponses évasives et ne chercha pas à aller au fond des choses. »

Miracle

L’exil se profile. Quelques personnes se mobilisent pour Mandelstam, dont Boris Pasternak, quoique les deux hommes ne soient pas très proches. Nadejda qualifie de miracle l’autorisation d’accompagner Mandelstam en exil. Staline lui-même serait intervenu, demandant que le poète soit isolé mais préservé. Ce qui est certain, c’est que Staline téléphone à Pasternak et lui reproche de ne pas s’être adressé « aux organisations d’écrivain » ou « à moi » :

« « Si j’étais poète et si un de mes amis poètes s’était trouvé dans le malheur, j’aurais fait des pieds et des mains pour lui venir en aide… »

« Pasternak avait répondu : « Les organisations d’écrivains ne s’occupent plus de cela depuis 1927, et si je n’avais pas fait de démarches, vous n’auriez sans doute rien su… » […] Staline l’interrompit : « Mais c’est un génie, c’est bien un génie ? » Pasternak répondit : « Il ne s’agit pas de cela… – Et de quoi donc ? » demanda Staline. Pasternak dit qu’il aimerait le rencontrer et lui parler. « De quoi ? – De la vie et de la mort », répondit Pasternak. Staline raccrocha. »

Composition

Ce qui est remarquable et tout à fait émouvant dans le livre de Nadejda Mandelstam, et qui le distingue de tant de nécessaires témoignages, de tant de livres d’histoire, c’est la manière dont son livre est composé.

« Nous n’avions nulle part où aller, mais nous partîmes quand même car il n’y avait pas d’endroit où nous puissions rester. »

Aux récits de l’arrestation, du départ en exil, de la vie quotidienne sous la terreur stalinienne où nul espace privé ne demeure, du milieu littéraire soviétique, se mêlent, comme pour leur faire contrepoint dans cette grande fugue de souvenirs et leur opposer une humble et réelle dignité, des notations précises sur la façon de composer de Mandelstam – sa maladie professionnelle : les hallucinations auditives – ; sur la façon, par cycles, dont lui viennent les poèmes, puis sur ces temps parfois longs où aucun poème ne vient plus ; sur le sens profond, réellement – ce sens qu’il convient d’opposer à un régime qui ne sait plus parler que de buts, seraient-ils au surplus chimériques ou mensongers –, de son insouciance au milieu des périls, insouciance dont Nadejda s’avoue pour elle-même incapable.

C’est que malade, exilé dans une ville sans aucun proche, où l’on a pour seul livre – mais quel ! – un exemplaire de Dante, où l’on ne peut pas trouver de travail, où il est difficile de se loger et où le manque d’argent rend difficile de se nourrir, où les tracasseries administratives sont interminables, faisant face à ce destin qu’il sait depuis longtemps être le sien et qui est de mourir avec la foule et le troupeau, Mandelstam, à de rares moments critiques près, demeure insouciant, c’est-à-dire : libre.

Un de ces passages, presque au hasard, à propos de La flûte grecque :

« Dans la composition d’un poème, il y a quelque chose de voisin de la remémoration de ce qui n’a encore jamais été dit. Qu’est-ce que la recherche du « mot perdu » (« J’ai oublié le mot que je voulais dire et, telle une hirondelle aveugle, je reviendrai dans la demeure des ombres ») sinon une tentative pour se rappeler ce qui n’a pas encore vu le jour ? Cela exige la concentration avec laquelle nous cherchons ce qui a été oublié et qui émerge soudain à la conscience. Dans un premier temps, les lèvres remuent en silence, puis apparaît un murmure, et enfin la musique intérieure s’exprime par des mots : le souvenir apparaît comme l’image sur une plaque photographique. »

Un autre encore :

« Mandelstam savait parfaitement bien que « l’homme est un animal symboliste » (qui a dit cela ?), mais il protestait contre l’abus des métaphores et des symboles, et contre la maladie du siècle : l’innovation à tout prix, par principe. Il défendait le lien entre les époques, et les images, les métaphores et les symboles qui sont propres au mot mais ne lui sont pas imposées, qui se sont fixées en lui au cours de l’histoire. La maladie du nouveau à tout prix aboutit toujours à l’arbitraire et aux abus. Miser sur l’invention pure aboutit inévitablement au refus des richesses amassées par l’humanité, c’est-à-dire que cela risque d’amener des conséquences funestes. »

En effet.

Tu ne tueras point

Et à ce point :

« À la fin des années quarante, nous marchions, Akhmatova et moi, rue Pouchkine, et elle me dit : « Quand on pense que la meilleure époque de notre vie, ce fut pendant la guerre, lorsque tant d’hommes étaient tués et que mon fils était au bagne… » Pendant la « trêve » de la guerre (comprenez donc quelle était notre vie, si la guerre nous a apporté un soulagement moral !), Akhmatova écrivit le poème : L’époque cruelle m’a fait dévier comme une rivière, et je ne connaissais pas mes rives […] »

Ces réflexions amèneront quelques magnifiques digressions, à la lumière du christianisme, sur la liberté et la licence, fondées sur son expérience propre – et elle est immense, Nadejda écrivant comme une personne qui aurait eu une longévité extraordinaire – et sur celle du prophète Dostoïevski.

« Le libre-arbitre suppose qu’il existe deux voies : l’une conduit vers une lumière lointaine, c’est-à-dire qu’elle donne un sens à la vie, et l’autre conduit « dans la nuit et la fumée du néant ». »

« Il semble que le poète, lui aussi, soit légèrement plus un homme que les autres, et de là viennent le sentiment de la faute, le repentir et le prix à payer. N’est-ce pas pour cela que « Dans notre monde, le plus chrétien de tous, les poètes sont des Juifs ? »

Aux temps de la terreur stalinienne et avant, comme pour Nadejda après, ce couple de Juifs, auxquels il est parfois reproché de l’être – toujours par des demi-intellectuels, de faux savants, et jamais par le peuple lointain des provinces d’exil –, aura vécu et voulu vivre en chrétiens : dans cette U.R.S.S. où, du plus bas des métiers jusqu’au sommet du P.C.U.S, rien ne s’obtient jamais sans dénoncer ou, au minimum, consentir à la délation, avec toutes les conséquences qu’on sait que cela peut avoir, ces deux-là renoncèrent à tuer.

Amour

Nadejda dit à plusieurs reprises qu’elle était heureuse avec Mandelstam, qui n’avait pourtant pas un caractère facile. Sauf à citer des propos qu’elle lui avait tenus, elle l’appelle Mandelstam. Elle ne se répand pas. Mais le livre tout entier porte la marque d’un immense amour ; et plus encore que tout le livre, toute la vie de Nadejda Mandelstam.

« Faut-il envier notre souffrance ? Elle ne fut que mutisme et mort dépourvue de sens. Le mutisme et la mort. La parole inachevée. Si je n’avais pas cru en notre rencontre future, je n’aurais pas pu vivre des dizaines d’années solitaires. Je me moque de moi-même, je n’ose pas croire, mais la foi ne me quitte pas. La rencontre aura lieu, et la séparation n’existe pas. C’est là ce qui nous a été promis, et c’est là ma foi. »

Notre époque

Ce qui m’a frappé, dès le début de ma lecture, c’était les parallèles que je ne pouvais m’empêcher de faire avec notre époque. Je ne pense évidemment pas qu’elle soit comparable en terreur avec celle de Staline, et, pour tout vous dire, j’ai bien failli me dispenser d’écrire ce paragraphe. Évidemment, aucun artiste aujourd’hui ne risque la mort physique, ni même, peut-être, la mort sociale. Tout au plus, un déclassement certain. Une raréfaction brutale du travail et l’éloignement subreptice des amis.

Ce n’est donc pas du tout comparable, et si la lecture de Contre tout espoir suffit à rendre toute plainte indécente, elle interdit davantage encore le silence peureux. Les choses, ici, ne vont pas s’arranger.

Les moyens mis en œuvre par notre époque diffèrent – quoique, comme le note Nadejda à propos de licence, cette liberté fausse, le c’est rentable ou non fonde le je fais ce qui me plaît –, mais peut-être pas le but, cette occultation de tout sens ?

« L’horizon s’était rétréci jusqu’à en devenir méconnaissable. Même le petit nombre de ceux qui avaient conservé leur liberté intérieure ne pensaient qu’au présent qui nous était infligé par l’époque. La pensée était devenue prisonnière. Dans une certaine mesure, elle est toujours prisonnière de son époque, mais l’époque même étend ou restreint l’essor de la pensée, et la nôtre l’a réduite presque à néant. »

Pour finir

Je voudrais terminer cette chronique par un petit passage où Nadejda évoque et Mandelstam et, fait assez rare, son propre père :

« Mon père assista une fois à Kiev à une soirée poétique de Mandelstam et il me dit : « Tu sais, ton Ossia récite bien les vers. » Il n’avait pas osé porter un jugement direct sur la poésie, car il ne se croyait pas compétent. Il aimait par-dessus tout les Tragiques grecs, et il les lisait dans l’original pour se détendre. C’était un homme de formation rigoureusement scientifique, un juriste, un mathématicien. En regardant mon père, j’ai compris que l’instruction n’avait pas baissé d’un seul coup avec la Révolution, mais qu’elle s’était dégradée progressivement, d’une génération à l’autre. La formation juridique de mon père et de mes frères, la connaissance des langues et des littératures anciennes étaient des choses incomparables. »

Pascal ADAM

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