L’économie sociale comme voie pour reconstruire après un conflit

L’économie sociale comme voie pour reconstruire après un conflit
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Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur des sujets notamment en lien avec l’ESS.



[Tribune libre*]

On peut considérer les entreprises composant l’Économie Sociale comme autant de systèmes d’interactions bénéfiques entre d’une part un mécanisme de production, d’autre part un socle de solidarités entre membres, chacun s’appuyant sur l’autre et le renforçant en retour. Sans doute pourrait-on trouver des analogies parlantes dans le monde de la botanique – c’est une question qu’il sera intéressant d’approfondir.

Une entreprise peut vivre, croître et prospérer, en dehors de tout lien social existant entre, selon les cas, ses fournisseurs, ses salariés ou ses clients. C’est la situation la plus commune, aussi parlera-t-on d’entreprises classiques, ou d’entreprises banales. Dans l’Économie Sociale, ces solidarités vont servir de soubassement à la création, puis au fonctionnement de l’entreprise ; et c’est la relation au capital qui différencie le plus visiblement les deux systèmes. Chez l’un, le capital est le seul élément fédérateur existant, et il en devient naturellement prépondérant, alors que chez l’autre il n’est qu’un instrument nécessaire mais second, la raison d’être et d’agir ensemble étant préexistante.

Ceci posé, l’Économie Sociale pourrait-elle servir à fabriquer de la solidarité là où la société en a le plus cruellement besoin, comme certaines cultures qui ne sont destinées qu’à régénérer les sols ? Cette idée naît spontanément dans l’esprit de tout responsable politique ou de tout planificateur, l’un et l’autre étant persuadés de détenir le moyen thaumaturgique de faire et défaire à leur guise les sociétés humaines. En l’occurrence, fabriquer par décret une organisation d’Économie Sociale paraît relever de la gageure paradoxale, et cependant le fait est si coutumier qu’on ne l’associe pas spontanément aux effets aveuglants de l’ivresse du pouvoir.

Les grands mots deviennent vite ridicules quand les enjeux sont contingents : ainsi, réparer les dégâts nés d’une fermeture d’entreprise de taille moyenne ne mérite pas l’emphase des discours, et si l’Économie Sociale est souvent appelée à la rescousse dans ce genre de situation, c’est en général sous une forme métissée, et sur un terrain qui pour être sinistré n’en reste pas moins naturellement riche de solidarités préservées. Que l’on veuille bien excuser mes remarques caustiques sur ces élus locaux et ces aménageurs qui imaginent que l’Économie Sociale est à leur disposition, qu’elle fait partie intégrante de leur « boîte à outils ». Que de vanité !

Lorsque le problème est plus grave, par exemple en cas de catastrophe naturelle majeure,  l’expérience montre que l’urgence se marie mal avec le temps long nécessaire pour qu’une Économie Sociale de commerce ou de production puisse apporter ses fruits. La place est prise par l’humanitaire, qui charrie ses propres risques et ses propres dérives. Mais les solidarités existantes demeurent ; elles sont même renforcées par des mouvements naturels de compassion, et cela fait beaucoup.

Lorsqu’en revanche la question est de reconstituer des solidarités là où elles ont disparu, là où elles ont fait place à des haines et à des soifs de vengeance, la difficulté est d’une toute autre dimension, et, si l’Économie Sociale peut y apporter sa pierre, peu importe la manière, tout doit être tenté !

J’ai assisté récemment à deux exposés passionnants, l’un sur l’Ulster, l’autre sur la Colombie. Les guerres civiles sont vraiment ce qui peut arriver de pire aux sociétés humaines. Reconstruire une ville en ruines, lorsqu’on le fait dans l’enthousiasme collectif, ce n’est jamais qu’un exploit sportif. Mais tenter de relever une société qui vient de sortir d’un conflit armé long et inexpiable, c’est un travail d’Hercule. Et quelque chose me dit que l’Économie Sociale peut y contribuer mieux que les autorités publiques ou que le seul développement économique.

En Irlande du Nord, la priorité après le cessez-le-feu de 1994 était de donner des emplois à tous et à mettre les communautés en état de se parler. Ce que l’on a appelé là-bas l’entreprise communautaire s’est avéré en être le moyen privilégié. Au début, tout était fragile et pouvait à nouveau dérailler en peu de temps ; mais les choses ont tenu bon. Tel Monsieur Jourdain, les Irlandais ont fait de l’innovation sociale sans le savoir, sans utiliser le mot. Et comme a conclu l’orateur, « nous sommes toujours dans ce voyage ».

En Colombie, le processus de paix ne fait que commencer, et la voie est ouverte pour emprunter des chemins analogues. Déjà il apparaît que les ressources de la coopération internationale s’évaporent en gaspillages divers, et que les luttes armées continuent sporadiquement car les trafics de drogue qui les alimentent ne se sont pas arrêtés. Pour ne pas avoir à mener un combat de Pénélope, c’est-à-dire s’acharner à reconstruire une Cité sur laquelle les bombardements se poursuivent, il faut d’abord amener les paysans à ne plus faire pousser de coca. Et pour cela, les bonnes vieilles recettes de la coopération agricole sont incontournables.

Ne demandons cependant jamais trop à l’Économie Sociale. Car alors, comme jadis vis-à-vis de l’autogestion, cela finira mal. Néanmoins, elle reste le moyen le plus naturel, c’est-à-dire celui qui colle le mieux à la nature de l’homme entendu comme animal social, pour fournir à tous un emploi, un revenu, de la dignité et une place reconnue dans la collectivité. Elle a précédé, dans l’histoire des civilisations, les économies capitalistes et publiques ; elle reste toujours, comme le font certaines espèces primitives, la plus robuste, la plus à même de s’adapter aux situations extrêmes. On connaissait ses vertus de protection des régions ou des populations délaissées ; on découvre, ou on redécouvre, ses capacités à cautériser les plaies les plus terribles.

Philippe KAMINSKI

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* Faut-il le rappeler ? Les tribunes libres n’engagent que leurs auteurs, dans la limite du respect de la loi.



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3 commentaires

  1. Très intéressante analyse. Souvent, quand les cultureux s’approprient l’économie sociale et solidaire, on a l’impression d’avoir une pénible idéologie sous-jacente à la solidarité. Ce qu’on veut, au fond, c’est créer des espaces pour un entre-soi prétendument « antisystème », vaguement anarchiste, qui remet en cause les pouvoirs politiques tout en leur reprochant de ne pas les subventionner.
    Par ailleurs, s’il est question d’accueillir l’inconnu du bout du monde, il n’est cependant pas question d’ouvrir ses portes au voisin qui pense différemment que soi…
    Bref, ce genre d’articles est réellement bienvenu : il tient parfaitement l’équilibre entre solidarité du cœur et pragmatisme culturel.

  2. Voilà enfin une position claire sur ce que peut-être l’économie sociale. Merci Philippe
    Michel

  3. « Sans doute pourrait-on trouver des analogies parlantes dans le monde de la botanique – c’est une question qu’il sera intéressant d’approfondir. »

    A ce titre, je ne peux que conseiller (en guise d’introduction sur le sujet) l’excellent livre de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle : « L’entraide, l’autre loi de la jungle ». A l’aide d’une somme de références scientifiques issues des milliers d’expériences menées dans tous les domaines des sciences du vivant, les auteurs tordent le coup à l’idée que la compétition serait naturelle et la coopération idéologique. Il remettent en perspective l’ensemble des travaux de Darwin, malmenés par Spencer, Huxley ou encore Lyssenko, et rendent justice à la contribution fondamentale du naturaliste russe Pierre Kropotkine, victime d’un double oukase venant aussi bien des libéraux que des marxistes, qui ont rivalisé de faiblesse et de mauvaise foi dans la compréhension de notre place dans le monde du vivant.

    Un livre indispensable par sa capacité à établir des ponts entre les différentes discipline scientifiques, pour la construction d’un corpus intellectuel propre à faire pièce à l’idéologie toxique qui nous détruit. Nous sommes de par le monde des dizaines, voir des centaines de millions à pratiquer l’entraide, il est temps que notre courant puisse s’exprimer dans sa globalité pour penser l’après effondrement à venir… si nous avons encore un avenir en tant qu’espèce, en collaboration avec les autres…

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