Théâtre au bout de l’enfer. Et retour

Théâtre au bout de l’enfer. Et retour
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.

« Restez chez vous »
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I

Je voulais faire une chronique paisible, estivale, qui aurait parlé des poèmes dramatiques, et des raisons profondes, littéraires, politiques, pour lesquelles on n’en trouve plus vraiment ; et des fantômes, de ce que sont au théâtre, et en-dehors du théâtre, les fantômes. Mais je n’y suis pas parvenu.

Cette idée était née de conversations que j’ai eues avec Léo Cohen-Paperman, à l’occasion de la lecture de son adaptation de La possibilité d’une île de Michel Houellebecq, adaptation qu’il mettra en scène cet été à Fontaine-Guérin pour le NTP (Nouveau Théâtre Populaire). Il était beaucoup question, dans ces conversations, des mérites comparés du théâtre et du roman, au théâtre ; et de la mode, selon moi, qu’il y avait, de plus en plus, à ne plus se soucier des textes proprement dramatiques et à s’emparer de romans. C’étaient, je le précise, des conversations amicales, agréables, nocturnes, un verre à la main.

Pour faire la transition avec la seconde partie de cette chronique, je vais tout de même citer un extrait véritablement touchant, important – à l’exact opposé des provocations machistes et autres dont le personnage Daniel1 et l’auteur lui-même nous régalent – de l’adaptation du roman de Houellebecq :

« DANIEL24. — A l’époque de Daniel1, le corps enlaidi, détérioré, des vieillards était déjà l’objet d’un dégoût unanime, et ce fut sans doute la canicule de l’été 2003, particulièrement meurtrière en France, qui devait provoquer la première prise de conscience du phénomène. « La manif des vieux », avait titré Libération le lendemain du jour où furent connus les premiers chiffres – plus de dix mille personnes, en l’espace de deux semaines, étaient mortes dans le pays. Dans les semaines qui suivirent, ce même journal publia une série de reportages atroces, illustrés de photos dignes des camps de concentration, relatant l’agonie des vieillards entassés dans des salles communes, nus sur leurs lits, avec des couches, gémissant tout le long du jour sans que personne ne vienne les réhydrater ni leur tendre un verre d’eau. « Des scènes indignes d’un pays moderne », écrivait le journaliste sans se rendre compte qu’elles étaient la preuve, justement, que la France était en train de devenir un pays moderne, que seul un pays authentiquement moderne était capable de traiter les vieillards comme de purs déchets, et qu’un tel mépris des ancêtres aurait été inconcevable en Afrique, ou dans un pays d’Asie traditionnel.

L’indignation convenue soulevée par ces images s’estompa vite, et le développement de l’euthanasie provoquée – ou, de plus en plus souvent, librement consentie – devait au cours des décennies qui suivirent résoudre le problème. »

Nous n’en avons pas fini avec ce genre de progressisme exterminateur… Il est tranquillement au pouvoir, ici, aujourd’hui, et c’est à lui que des palanquées d’auteurs dramatiques, conscients des grands enjeux de l’époque, s’apprêtent comme des Sganarelles clonés à chanter tous en chœur, pour bons et loyaux services rendus : « Mes gages ! Mes gages ! », instituant ainsi le mouvement du mégagisme, véritable crève-cœur des arts et de l’intelligence.

Je crois en tout cas fermement que nous ne devrions pas, gages ou non, laisser disparaître de nos mémoires et de celles de nos enfants les personnages de théâtre. Ils pourraient bien nous sauver la vie.

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II

« Cher Louis Jouvet,
Si Eurydice revenait et vous demandait un rendez-vous, sans doute le lui accorderiez-vous, surtout si elle vous disait que c’est pour parler du théâtre. »

Ainsi commence ce petit livre dense, émouvant, terrible, de Charlotte Delbo : Spectres, mes compagnons. Lettre à Jouvet que la mort de ce dernier, en 1951, interrompra net.

Le petit livre s’ouvre sur une réminiscence d’un moment à Vallauris avec Jouvet – Delbo était son assistante et secrétaire – où celui-ci, pensant peut-être à Dom Juan, interroge notre auteur sur la peur.

« Un soir d’août 1939, j’ai pu répondre que je n’avais pas peur. La guerre menaçait, mais cette menace est si terrible qu’on ne veut jamais y croire. Les dangers qu’elle porterait, les épreuves, les peurs, rien de cela n’affleurait à la pensée. »

Puis il s’ensuit une digression intéressante sur les personnages de roman et les personnages de théâtre.

« Le personnage de roman est particulier. Il devient universel à force de détails, de traits personnels, d’autant plus universel qu’il est plus justement observé dans tous ses détails. »

Un peu plus loin :

« Le personnage de théâtre survit par son acte, par son attitude dans l’action où il est engagé, où il se déclare. Quand Oreste tue et devient fou, c’est par là qu’il est Oreste. »

« Vous ajoutez : Les interprétations sont d’autant plus justes qu’elles altèrent moins le personnage dans ce qu’il a d’essentiel, c’est-à-dire son comportement dans l’action. »

Cette digression, dont les trois citations précédentes ne donnent ici que les grandes directions, serait déjà intéressante en soi, si elle était le fruit d’une simple réflexion intellectuelle, personnelle ou universitaire ; mais ce qui la rend proprement extraordinaire, c’est son caractère expérimenté, vécu, et vécu dans les pires conditions qui soient.

La lettre bascule en effet, un peu avant d’atteindre son tiers, sur cette phrase étonnante :
« J’ai fait un bien extraordinaire détour pour retrouver Alceste et Electre. »

Et nous entrons dans le cœur réel, terrible de la lettre.

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Les dates qui suivent ne sont pas données dans le petit livre ; je les ajoute ici pour la clarté.

Le 2 mars 1942, Delbo et son mari Geoges Dudach, appartenant au « groupe Politzer » sont arrêtés par les policiers des Brigades Spéciales. Dudach sera fusillé au Mont-Valérien le 23 mai 1942. Le 24 janvier 1943, un convoi de 230 femmes, déportées politiques, dont Delbo, part pour Auschwitz. Elle est envoyée à Ravensbrück le 7 janvier 1944. Libérée en avril 1945, elle rejoint la France en juin 1945.

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En prison, à Paris, parce que sa voisine parvient à lui faire passer La Chartreuse de Parme, Fabrice s’installe dans la cellule – cellule qui se révèlera trop étroite pour Phèdre. Oui, Fabrice Del Dongo s’installe dans la cellule de Charlotte Delbo, qui écrit :

« Il ne parlait guère, ne s’amusait de rien, d’un souvenir plaisant par exemple, échappait aux questions et ne se racontait jamais. Pourtant, j’ai su de lui tout ce qu’il n’a pas dit. Peut-être est-ce dans son silence qu’un homme se livre. »

Viendront aussi Ondine et Hans, au moment de l’adieu à G., qui sera fusillé.

La scène la plus étonnante, la plus merveilleuse et horrible à la fois aura lieu dans le train qui emmène le convoi vers la Silésie, où Alceste lui apparaît – elle eût d’ailleurs plutôt attendue Dom Juan (« Pourquoi n’était-il donc pas venu, Dom Juan, rien que pour montrer à Sganarelle et à tous les moralisateurs qu’il redoutait si peu l’enfer qu’il courait volontairement s’y jeter ? »).

« — Ne ris pas, répondit Alceste. Le vrai désert existe à peine dans notre monde, sauf sur cette partie éloignée de la planète, où tu vas. »

Alceste lui sera une manière de nocher, de Charon ; l’emmenant aux enfers, plus tard l’aidant à retrouver place dans le monde. Car Alceste disparaît instantanément à l’arrivée au camp d’Auschwitz, capable de fuir Célimène, mais… pas Jouvet.

« Et Alceste disparut soudain, comme lorsqu’on tourne à un coin de rue. C’était Jouvet qui disparaissait au coin de la rue Caumartin. »

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La certitude se fait en l’auteur que les personnages ne viendront plus, qu’ils ne seront plus là pour la soutenir, l’aider, ou simplement être là, que le personnage de théâtre ne peut vivre que dans la société des hommes.

« Que restait-il de cette société, de cette hiérarchie, à Auschwitz ? Oh ! il y avait des grades et des rangs – au sens ignoble. Les conditions étaient telles qu’il subsistait, en un certain sens, une caricature de société, avec ses prostituées et ses criminels à la tête d’une organisation machinée de manière que la mort soit la seule issue. […] Comment des personnages pourraient-ils vivre là ? »

« Ici meurent et se dissolvent les personnages, parce que la lumière de l’atroce les boit. »

Ils vont pourtant revenir, un à un :
« Et dans cette solitude si écrasante, si mortelle, qui aurait bien pu se hasarder ? Qui, vraiment ? — Moi, dit Electre. Elle se tenait debout au bord d’une ligne que formaient les roseaux, sur le fond des marais, et il me semblait même qu’elle avait un sourire fier et résolu. »

Dom Juan aussi finalement est là, pariant contre l’enfer après avoir parié contre le ciel.
Et Antigone.
Et Ondine.
Que des personnages de théâtre.

Les personnages des romans ne sont pas venus.
« Sont-ils inadaptables ? Perdent-ils l’existence quand on les arrache à ce qui les entoure ? Je ne sais. Je sais seulement que Madame Bovary ne s’est jamais hasardée dans les marais d’Auschwitz. Ni Anna Karénine. Ni Lucien Leuwen que j’aimais tant. Ni Rastignac. Qu’avaient-ils à y faire ? »

Et pourtant, il y a une exception romanesque, une seule, et Delbo même, communiste, fille d’ouvriers italiens immigrés, en est presque étonnée, c’est non point la gouvernante Françoise (à qui elle empruntera son prénom pour le donner à son double dans Ceux qui avaient choisi), mais la duchesse Oriane de Guermantes elle-même, échappée de La Recherche.

Pascal ADAM

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1 commentaire

  1. J’adore ces chroniques. Et celle-ci , j’te dis pas!!!

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