100 ans de la mort de Camille Saint-Saëns : l’hommage intime

Publicité

Le grand compositeur français Camille Saint-Saëns, connu pour son opéra Samson et Dalila et – plus encore – pour son illustre Carnaval des animaux, est mort le 16 décembre 1921, il y a 100 ans aujourd’hui. Hommage.

Voilà, je suis mort.

À 86 ans, je n’y croyais presque plus. Mais je suis mort heureux, parce que je suis mort en voyage. On devrait toujours mourir en voyage. Les gens ne vous regrettent qu’avec un décalage. Et je suis heureux d’être mort à Alger, cette capitale du soleil. J’y suis allé si souvent ! 20 fois, à peine moins qu’en Égypte. J’y revenais toujours, comme on revient se lover dans un édredon réconfortant. J’y étais arrivé le 4 décembre, mes vieux os fuyant le froid de Paris, ou l’humidité de Dieppe, ou les deux. J’étais revenu à l’hôtel de l’Oasis, que j’aimais tant, puisque mes yeux fatigués pouvaient voir aussi bien la mer éclatante que la ville grouillante, bruyante, déferlante.  Là, je pouvais retrouver l’envie de continuer à poser çà et là sur mon papier réglé ces quelques taches d’encre qui font la musique. Avant-hier encore, je proposais mon dernier travail, une valse. Une valse comme moi qui suis devenu comme une toupie renversée, une « valse nonchalante » pour la délicieuse Stacia Napierkowska, la danseuse-actrice qui passait par là.

Délicieuse, c’est vrai. Bien jolie, même. Mais j’étais trop vieux pour m’intéresser à cela.  M’intéresser à quoi, en réalité ? Je suis même mort marié sans avoir revu ma femme depuis des décennies. J’ai été père mais je suis orphelin d’enfants. Le sort me les a pris. C’était sa faute à elle, je l’ai toujours dit. Maman aussi le disait. Maman avait toujours raison. C’est quand elle est partie, elle aussi, que je suis mort une première fois. Je n’ai pas eu le temps d’aimer mon père et le père que je fus n’a pas eu le temps d’aimer ses enfants. Ou n’a pas su.

J’aurais bien épousé Augusta Holmès, aussi. Mais je ne savais pas bien pourquoi. Était-ce pour sa musique, que je jugeais au moins égale à la mienne ? Était-ce pour ce caractère si fort et si volontaire ? Elle n’a pas voulu, c’est tout. Mais j’aurais aussi bien pu épouser mon cher ami Regnault et peut-être aussi ce beau Reynaldo. Qui sait ? Tout cela est si futile. Je n’ai jamais vraiment su. Mon cher Piotr Ilitch s’est bien davantage torturé que moi là-dessus. La question de ce que l’on est au plus profond de soi peut devenir un supplice lorsque la réponse ne vient pas. Lui, tout le monde savait et moi, je ne sais pas. Alors je n’y pensais plus.

Allons, disons-le, au diable tout cela. Je suis mort. Mourir quand on est vieux, c’est une forme de justice. Je ne regrette rien, j’ai bien vécu.  Bien sûr, les contrariétés n’ont pas manqué. Il a fallu supporter des cohortes de cloportes incompétents, qui m’ont semblé se concentrer dans la personnalité des directeurs de théâtres, des courtisans, des collègues adversaires et, évidemment, des critiques. Tous ceux-là sont un peu mélangés pour moi. J’ai tiré un fier portrait d’eux dans mon Carnaval des animaux. Je me suis bien amusé, tout autant que le vieux Rossini dans ses Péchés de vieillesse. Je n’avais pourtant que 50 ans et déjà tellement de choses à leur dire…  Maintenant que je suis mort, 35 ans après, je peux dire que derrière cette petite facétie que j’ai soigneusement cachée, sauf à ma chère Pauline qui m’avait gratifié de son doux sourire énigmatique, il y avait de la tendresse, même avec les ânes-critiques, même avec les fossiles-directeurs. J’aime la tendresse. Elle est dans mes yeux las. Elle est cachée dans mon cœur, je ne la montre pas. La tendresse démonstrative, c’est écœurant. Mais je me souviens aussi de tout cet amour, peut-être un peu factice et si volatile, du public, lorsque je jouais pour lui à mon piano. J’étais si jeune alors. Un virtuose. Mes doigts ne m’ont jamais abandonné. Mais les virtuoses, ce sont aussi de grands brûlés.

Je sais bien ce qu’ils diront à Paris. « Celui qui vient de mourir sous les palmiers, c’est une sorte de brontosaure de la musique. Il n’était pas dépassé, il était fossilisé. Camille Saint-Saëns fut l’un des plus grands pianistes de son temps, un organiste hors pair, un monument plein de mousse et de salpêtre. » Vous verrez qu’ils ramèneront mon corps en grandes pompes funèbres. Ils sont même capables de faire des funérailles solennelles voire, qui sait, nationales. Ils me feront passer sous mes propres orgues à la Madeleine. On donnera mes grands succès, ceux que j’aime le moins, on taira tous les autres, ceux qui parlent de moi. Ils feront des discours chargés de vibrato et de pathos pour dire tout le bien que ce mort a fait et tout ce qu’il laissera au monde. Pour ce qui est des statues, c’est déjà fait. Juste avant de partir à Alger, ma chère Dieppe ayant eu le bon goût de m’inviter à ma propre inauguration en 1907.

Oh, je sais bien que c’est la France officielle, la France établie qui me célèbrera ainsi. Mais pas les autres. Pas les soi-disant modernistes qui prétendent faire du neuf en niant l’ancien. Eux, ils se trémousseront sur ma danse macabre, avec autant de mépris qu’ils le pourront. C’est vrai que je n’ai pas caché mes agacements devant les massacres du printemps ou de toute autre saison, produits par la nouvelle génération, par ces pitres qu’on nous donne pour des génies, comme je l’ai dit. Est-ce ma faute si je conçois la musique comme un idéal de beauté et non comme un terrain d’expérimentation de nouveaux bruits ? Je l’ai dit, l’Art, c’est la forme. Pas le difforme ! Est-ce ma faute si le Pelléas de Debussy m’ennuie mortellement et si Stravinsky, ce terroriste, me casse la tête ? On pourra me trouver excessif. Pire, on me dira conservateur et même académique ! On me rabaissera peut-être au niveau d’un Ambroise Thomas, qui sait ? Pourtant, la nouveauté ne me fait pas peur, je l’ai prouvé moi aussi. Ce que je vomis, c’est la laideur. Chacun ses goûts.

Et pourtant, qui a fait renaître la musique de chambre en France ? Qui a composé la première musique pour le cinématographe ? Qui a considéré que nous avions nous aussi des choses à dire dans la symphonie, monde réputé indécrottablement germanique ? Qui a créé  la Société nationale de musique pour promouvoir, précisément,  les jeunes auteurs de demain ? Les Français, oui. Les francophones, du moins. Mais j’ai fait bien pire avec la Ligue nationale pour la défense de la musique française, avec d’Indy ! C’était la guerre. On la faisait comme on pouvait. Ravel nous l’a reproché, ce jeune blanc-bec ! Il a dit ce que j’aurais dit cinquante ans avant.

Moi, je n’ai pas ouvert la voie à l’audace, je l’ai ouverte à la nouveauté. Écoutez donc les sonorités de l’aquarium du Carnaval. Justement, qu’en dit ce Ravel, par exemple ? Il avait 11 ans quand j’ai écrit ça ! J’ai enterré le vaniteux Debussy, mais j’aurais bien aimé voir ses petits yeux cruels en entendant cette pièce-là. Monsieur Croche aurait pu déblatérer, moi aussi je savais écrire des critiques et manier la plume comme un rasoir.

Oh et puis tout ça n’a plus d’importance. Puisqu’on voulait que je fusse réactionnaire, je le suis devenu. Puisque toute la France devenait xénophobe, moi le germanophile, je suis devenu germanophobe. Puisqu’on attendait de moi que je devinsse une institution, je suis devenu statue. On me dit que j’aurais dû faire davantage d’opéras et j’en ai fait 13 ! C’est moins que Verdi, mais c’est autant que Wagner. J’ai tout essayé : le biblique, le romantique, l’historique, le féérique, le merveilleux, l’antique, le léger… Mais on n’en connaît qu’un, que j’ai mis des décennies à monter dans mon propre pays. Samson et Dalila, seul Liszt y a cru, à Weimar. Pas ce pauvre Halanzier à Paris. Comment peut-on d’ailleurs comparer un Liszt à un Halanzier ? Va pour Samson et tant pis pour les autres.

Je n’ai pas de rancune. Sic transit paraît-il. Il me restera mes petites feuilles dans ma vieille besace. Des feuilles de musique et des feuilles de poèmes. Je ne sais pas qui des deux j’ai le plus aimé. Ma Grand-Croix de la Légion d’Honneur ornera mon catafalque, mais je veux ma besace sur ma poitrine. Peut-être que lorsqu’on cherchera qui était le bonhomme qui se cachait derrière cette grosse barbe et ce nez de corsaire ventru, lorsqu’on me débarrassera des commodes oripeaux du conservatisme, lorsqu’on verra que ce qu’il me fallait, c’était aller à la rencontre du monde, à la découverte des cultures, alors on s’apercevra que le xénophobe était citoyen du monde, que le nationaliste aimait les autres peuples, que le conservateur était curieux, que le musicien était poète. Ah, la poésie ! Mon autre compagne, ma bouée de mots lorsque j’étouffais de notes. La musique n’est que le prolongement, la métamorphose, la variation sur le même thème de la poésie. Voyez ma Muse et le Poète, c’est tout moi finalement. Ça et le Carnaval, peut-être. Les notes sont mes amies, il faut lutter pour qu’elles jouent pour vous. Les amis, ça se mérite. Il ne peut pas y avoir de poésie dans le bruit. Le vacarme ne fait pas rêver, on ne déclame pas sur de l’artillerie. J’aimerais qu’on se souvienne de moi comme un poète des sons, un troubadour délicat et vivant. Allons, puisqu’on me dit du passé, mon heure viendra donc. Saint-Saëns à la mode ? Qui sait, il faudra peut-être 100 ans…

Cédric MANUEL



À chaque jour son instant classique !
Rubrique : Éphéméride



 

 

Publicité

Laisser une réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *