Anti-chronique vraiment très rigolote

Anti-chronique vraiment très rigolote
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.

« Restez chez vous »
.

Alors voilà, je ne ferai pas de chronique cette quinzaine.

Je n’y arrive pas, je ne trouve pas l’angle d’attaque, comme on dit.

Tu n’as qu’à réagir à l’actualité, me dis-je. C’est simple, c’est facile, tout le monde y arrive. Et si tu dis des âneries, ce n’est pas grave, ce sera vite oublié, englouti dans la masse. D’ailleurs, sur les réseaux sociaux, tu n’es pas le dernier à y aller de ta petite crotte ! Et elle trouve bien quelques amateurs…

D’ailleurs, qui sait si un jour, un contempteur ou un admirateur de fortune, et peu importe, quelqu’un en tout cas qui a du temps à perdre, n’ira pas, au petit bonheur la chance, déterrer des propos ridicules, à propos d’événements ineffables, que tu as toi-même oubliés. Cela m’est déjà arrivé. Ce sera flatteur un instant. On est peu de chose. On a son petit égo.

Mais non, personne, au fond, n’en a rien à faire et tout est vanité et poursuite du vent. Et c’est très bien ainsi. Bref, tu n’as qu’à vivre avec ton temps, tu n’as qu’à te laisser aller, tu n’as qu’à essayer de donner un peu forme à ce laisser-aller. Dépêche-toi, le temps passe.

Cela me rappelle ce spectateur jovial, content – je ne sais pas pourquoi – de me reconnaître, qui m’avait abordé dans la rue – j’habite la même petite ville depuis longtemps –, en me demandant si j’étais bien moi, ce dont j’avais hélas dû convenir, et qui avait beaucoup aimé un spectacle que j’avais monté dix ans plus tôt…

– Je ne sais plus de quoi ça parlait, mais c’était sympa.

J’ai essayé de trouver de quel spectacle ce spectateur me parlait. Je lui en ai synthétisé deux ou trois qui me semblaient pouvoir correspondre aux lieux et aux dates approximatifs en question ; et pour chacun, il a marmonné :

– Oui, oui, peut-être…

Parmi ces deux ou trois spectacles, il y en avait un auquel je tenais beaucoup, un de ces spectacles pour lesquels j’avais tenté d’être mon contemporain, et dans lequel, comme on dit, j’y étais allé, ce qui m’avait valu plusieurs menaces de procès dont je n’aurais guère eu les moyens et qui, par bonheur, mais vous l’avez déjà compris par l’emploi du conditionnel précédent, ne m’ont jamais été intentés. C’est bête, ça m’aurait fait de la publicité.

– Oui, oui, c’est peut-être ça… Mais en tout cas, c’était sympa.

J’ai pris un air flatté, presque enjoué, et nous nous sommes donné une franche poignée de main.

Voilà, voilà.

Tout cela n’est pas très combatif, je sais bien.

Je voudrais bien pousser des cris féroces en faisant des moulinets dans le vide avec mon épée de bois, mais, je ne sais pas pourquoi, cela me paraît vain.

C’est que, voyez-vous, l’heure est grave. C’est sa spécialité. L’heure est toujours grave et moi, je suis en retard. Perpétuellement. Alors, je m’agite, je m’agite, et je cours derrière l’heure, qui est de plus en plus grave.

Étrangement, par un décret de la fortune, du destin, ou de ce que vous voulez, je ne la rattrape jamais, l’heure. C’est grave. Le monde, après tout, est peut-être rempli de gens comme moi, qui courent après l’heure sans trop savoir pourquoi, parce qu’elle est grave ou autre chose, et qui, dans leur course effrénée, ne prêtent plus attention du tout ni à l’endroit où ils sont, ni à l’endroit où ils courent sans le savoir.

Mais quoi ? que voulez-vous, mon brave ? Il faut faire masse.

Il faut faire quantité.

C’est le seul moyen politique d’influer.

Peu importe le détail de ce que vous écrirez pour ou contre ceci, ou cela, l’essentiel n’est-il pas que vous participiez de la masse d’un camp ou de la masse d’un autre ? Quelle importance individuelle voudriez-vous avoir ? Au mieux, on ne saura plus bien ce que vous avez dit ou écrit dans le détail, et l’on trouvera au jugé que c’était sympa ou pas sympa. On se souviendra vaguement qu’on était plutôt d’accord ou plutôt pas d’accord. Si vraiment vous débordez de talent, on pourra même vous trouver plutôt rigolo ou plutôt pas rigolo. Rabotez à volonté vos phrases, vous finirez nano-composant d’une masse, dans une pensée… hum… dans une opinion qui n’excède pas celle d’un sondage au moment t, moment que tout le monde a déjà oublié.

C’est navrant, peut-être, tant de travail pour presque rien.

J’entends déjà ronchonner mon lecteur :

– Eh bien, il n’est pas rigolo, aujourd’hui. Il a déjà été plus rigolo.

Au fond, je ne vois pas tellement ce qu’il y a de rigolo à tout ce journalisme qui consiste à écrire des choses insignifiantes à propos d’événements dont plus personne ne se souviendra demain. Mais bon, c’est quand même plus facile que d’écrire une pièce de théâtre, par exemple.

(Tiens, c’est fou comme les mots pièce de théâtre en quelques années ont pris un tour désuet, vaguement ridicule ; même les mots machine à écrire me semblent désigner une chose moins obsolète, c’est vous dire. Les mots pièce de théâtre me semblent dater d’une époque antédiluvienne – le déluge est récent – où la question première de l’art n’était presque jamais d’être pour ou contre ceci, ou de dénoncer ceci ou cela dans un texte engagé envoyé à la kommandantur de son choix. L’engagement existait, bien sûr, mais il était en quelque sorte présent en seconde ligne. Mais ce sont là vieilleries, bien sûr. Depuis, nous avons progressé.)

Mais je digresse, je digresse. Sur quel pseudo-événement écrire aujourd’hui une chose inutile ? Et pourquoi ? Ah oui, zut, mon égo. Il faut nourrir cet animal.

Une âme charitable parlera peut-être de laisser une trace. Eh bien, c’est exactement ça ! La page de traitement de texte – pas de publicité – que j’ai ouverte tout à l’heure, et qui alors était tout entière d’un blanc immaculé, n’était peut-être pas autre chose au fond qu’un slip propre.

Je suis un peu désolé de vous agiter ça sous le nez. Pardon.

*

*     *     *

Tu devrais être un peu plus positif, me dis-je. Oui. C’est bien vrai.

Si tu ne veux pas en quelque sorte renchérir sur l’oubli en écrivant un papier sur un événement à la gomme, sur un événement qui n’en est pas un réellement, eh bien, écris-en un sur quelque chose qui te semble durable. Plus durable, en tout cas.

C’est vrai que ce serait plus sympa. J’aurais au moins pour moi d’avoir inutilement servi quelque chose que j’aime et que j’estime, ou peut-être – sois positif, un peu ! –, même chétivement et dilué dans la masse, participé de sa durée.

C’est vrai, on ne peut pas indéfiniment poser au Père Tape-Dur.

Un peu de douceur dans ce monde brutes, comme disait approximativement un slogan publicitaire.

J’en étais là de mes réflexions indigentes, et de ce dialogue imbécile avec moi-même, lorsque je ressentis le besoin de faire une pause et d’aller me promener.

Aller me promener et n’en rien dire est à mon avis l’une des choses les plus intelligentes que l’on puisse faire. (Bon, ça aussi, c’est raté. Décidément.)

Je suis donc sorti, en espérant violemment ne rencontrer personne. Je me suis conséquemment dirigé vers un café où j’ai mes habitudes. En arrivant, je me suis aperçu qu’une vague connaissance stationnait en terrasse. Cela m’a décidé à prendre mon café à l’intérieur, ce qui m’a un peu contrarié, et je suis entré d’un air distrait, en faisant bien attention de ne pas croiser le regard de cette personne. Précaution inutile. Cette personne m’a hélé doucement et j’ai dû prendre mon café avec elle. En terrasse, certes.

Et là, fatalement, nous avons causé.

Tout en causant, je me disais que j’aurais mieux fait de rester devant ma machine, ma machine à me connecter au vrai monde, que j’aurais mieux fait de finir ma chronique, que j’allais encore la rendre en retard…

La personne en question est un collègue indépendant et il a bien fallu parler boulot.

Et donc, en vrais passionnés de théâtre, nous avons parlé pognon. Exclusivement pognon.

Il valait mieux. Je pense que ce qu’écrit ce garçon n’a aucune espèce d’intérêt ; et il pense à bon droit la même chose de ce que j’écris. Cet a priori salvateur nous évite de nous lire. Et de prendre le risque de trouver intéressant le travail du collègue, ce qui serait professionnellement inassumable.

Le pognon – combien de sources il y en a, comment on le trouve et comment on le claque –, est évidemment le nerf de la guerre. De la guerre qu’on ne fait pas, d’ailleurs, puisqu’il s’agit d’être consensuel. Le nombre des propositions culturelles excédant de très loin les capacités publiques de soutien, il ne s’agit en somme, au jugé, en soumettant des projets, que de répondre à des commandes que, justement, on ne vous passe pas, mais dont vous pouvez vous raconter que ça aurait bien pu être la commande qu’on vous aurait passée si on vous en avait passé une… Et bingo !… Ou pas.

En somme, pour aller vite, il s’agit d’obéir de soi-même à des ordres que personne ne juge nécessaire de vous donner.

J’ai ainsi pu apprendre plein de choses utiles dont je suis farouchement déterminé à ne pas me servir.

Nous allions nous quitter fort indifféremment, et j’étais pressé de rentrer – ma chronique ! ma chronique ! –, quand j’ai lâché sans faire exprès :

– Et toi, tu écris un truc, en ce moment ?

Un truc. Bon…

– Ah ouais, ouais, carrément…

Eh merde, me dis-je. Il va en parler… voilà, il relance :

– En fait, je me suis mis à la poésie.

– Ah oui, oui, c’est sympa aussi, la poésie.

– Oui, c’est plus simple à faire, aussi.

Là, il m’a fait un clin d’œil. Mais je n’ai pas su comment l’interpréter. Il attendait une question, c’était manifeste. J’ai vasouillé un :

– C’est super, dis donc. Quel genre de poésie ?

– Oh, ça n’a pas de genre, tu sais.

– Oui, c’est vrai, pardon. Les genres, d’ailleurs… C’est terrible, on ne sait plus rien par cœur.

Mais pourquoi j’ai dit ça ? Je suis complètement neuneu aujourd’hui (et ma chronique ! ma chronique ! je suis en retard !)…

– Apprendre par cœur, c’est idiot.

– Ouais, c’est pas cool.

On aurait pu en rester là… Mais il a dit :

– Ne me dis pas que tu connais des trucs par cœur, toi ?

– Non, non, t’inquiète…

Ce serait quand même stupide de savoir par cœur des choses qu’on aime. J’ai ajouté avec un rire forcé dont je veux depuis des années me faire croire qu’il a l’air naturel :

– On n’a quand même pas externalisé tout sur des supports numériques pour encore apprendre des trucs par cœur ! Il n’y a plus que les acteurs qui font ça ; ça les fait chier, d’ailleurs. Mais alors, ta poésie ?

– Oh (air modeste), ben c’est du slam, en fait.

– Ah, c’est cool, c’est sympa aussi, le slam…

– Tu sais, je crois que je vais me mettre au rap.

– Oui, ça a l’air porteur, comme créneau…

J’ai discrètement jeté un œil à son bedon de presque cinquantenaire avachi en me disant que nous nous faisions miroir, avant de me rassurer en me disant que c’est dans sa tête, qu’il faut savoir rester jeune, tirant ainsi vers le ciel vide une dernière cartouche de banalité imbécile.

*

*     *     *

Après quoi, j’ai filé. La conversation devenait dangereuse. Je risquais d’être démasqué.

Cette chronique m’attendait. Maintenant, je suis satisfait : j’aurai défendu quelque chose qui en valait vraiment la peine.

Et, tout en écoutant à fond sur Youtube le Chœur des Esclaves du Nabuccho de Verdi – avec en son cœur cette étrange intervention de Ricardo Muti –, je puis mettre un point final à cette chronique vraiment très rigolote.

Pascal ADAM

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