ESS & Culture (8) – Eleftérios Kechagioglou : « Ce que nous vivons aujourd’hui peut s’arrêter demain ! »

ESS & Culture (8) – Eleftérios Kechagioglou : « Ce que nous vivons aujourd’hui peut s’arrêter demain ! »
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Diplômé d’un master en affaires et relations internationales à Sciences-Po Paris, Eleftérios Kechagioglou dirige aujourd’hui, et depuis plus de dix ans, le Plus Petit Cirque du Monde : une association loi 1901, fondée il y a 25 ans par Daniel Forget et les habitants de la ville de Bagneux, dans les Hauts-de-Seine. Après sa nomination comme directeur, Eleftérios Kechagioglou a créé avec plusieurs partenaires le réseau européen CARAVAN, réseau d’école de cirque à vocation sociale.

Le 14 novembre dernier, le Labo de l’ESS organisait une première rencontre publique autour des questions culturelles. Près d’une dizaine d’intervenants – universitaires, acteurs locaux, conseillers culturels – se sont succédé tout au long de l’après-midi, pour apporter leur éclairage propre à cette problématique spécifique. Profession Spectacle s’en fait l’écho, sans (encore) commenter, par la publication d’une série de retranscriptions des différentes interventions.

[Extraits de son intervention]

Un « Petit Cirque » porté entièrement par les habitants

Le Plus Petit Cirque du Monde a été créé au cœur d’une ville populaire, avec 70 % de logements sociaux. Les habitants désiraient un projet de proximité, dans l’esprit de l’éducation populaire, avec l’envie de partager la culture et les pratiques artistiques, autour du cirque, des arts de la rue et de la musique.

Aujourd’hui, le Plus Petit Cirque du Monde a grandi. Nous sommes dans un beau bâtiment construit par l’équipe Patrick Bouchain et Loïc Julienne, une sorte de cathédrale du cirque de 28 mètres, tout en bois et au coût très modeste : 3,5 millions pour 2 000m2. Je m’amuse à dire que nous aurions pu faire 120 plus petits cirques du monde à la place de la Philharmonie.

C’est une association loi 1901, dont la particularité est que le conseil d’administration est uniquement composé de 18 habitants, donc des personnes qui portent ce projet de façon bénévole depuis 25 ans.

Désenclaver et ouvrir

L’envie était de réunir dans un même projet et un même lieu ce qui a été séparé au début des années 60 : la création et la recherche artistique, l’appropriation des quartiers, l’éducation et l’enseignement artistiques. Nous sommes au cœur du quartier le plus prioritaire de la ville de Bagneux, avec 75-80 % de logements sociaux : un quartier certes en forte difficulté socio-économique, mais avec une grande envie de changement. Ce besoin de désenclavement nous a conduit à imaginer ce projet.

« Nous aurions pu faire 120 plus petits cirques du monde à la place de la Philharmonie. »

Les cultures des habitants, la morphologie de ce quartier, ont influencé le projet. Prenons des exemples… Au départ, c’était un projet art du cirque ; il a rapidement intégré les cultures urbaines. La population locale comprenant beaucoup d’Antillais, nous avons monté un projet important avec la zone Caraïbes-Amazonie. Nous vivons aujourd’hui dans des quartiers pluriculturels ; c’est une richesse. Le fait de proposer un projet artistique international crée non seulement une spécificité, mais encore une appropriation des habitants.

Un avenir porté par l’ESS

Eleftérios Kechagioglou (© Pierre Gelin-Monastier)

Eleftérios Kechagioglou (© Pierre Gelin-Monastier)

Ce premier volet est dorénavant accompagné d’un second, davantage centré sur l’économie sociale et solidaire (ESS) : nous venons de créer une pépinière d’accompagnement des jeunes artistes. Nous travaillons sur la posture de l’artiste entreprenant, et non entrepreneur. Pourquoi entreprenant ? Parce que le spectacle vivant ne crée pas de hardware (« équipement, matériel »), c’est-à-dire ce que crée toute autre industrie créative. L’ESS nous semble donc pertinente, puisque ces jeunes artistes ont besoin de modèle pluriel.

L’artiste entreprenant est au milieu de la société, qui comprend comment son travail créatif, qui reste évidemment complètement libre, va répondre à des besoins d’aujourd’hui, en termes de population, de transformations urbaines, sociales et économiques.

Ce qui est amusant, c’est que d’une part nous avons travaillé plusieurs années pour mettre en place ce modèle, et d’autre part nous voyons arriver de jeunes artistes qui, de façon presque innée, recherche ce modèle : comment partager le travail artistique avec des habitants ? Comment intervenir sur des territoires, pour favoriser et accompagner la transformation, et ne plus rester dans une posture d’artiste sur le plateau ?

Je me considère comme un directeur militant, comme un entreprenant. Je trouve le mot « entreprise » magnifique ; il faudrait le repenser dans une finalité sociale. En un sens, je me considère comme un entrepreneur social et solidaire.

Un modèle économique qui repense « les parties prenantes »

En 2017, nous avons un budget de 1,7 million d’euros, qui est composé à 52 % de ressources publiques, 13 % de financements privés et 35 % de ressources propres. La particularité se situe plutôt à l’intérieur de cette répartition. Parmi les ressources publiques, venant de l’État comme des collectivités territoriales, certaines nous viennent non seulement de la culture, mais également de la politique de la ville, puisque nous sommes dans un territoire prioritaire, du développement économique… Nous avons beaucoup de conventions pour beaucoup de petits montants : 120 à 140 dossiers sont faits chaque année, avec 70 à 80 qui réussissent. C’est un énorme travail.

« Le côté artistique a souvent une certaine arrogance vis-à-vis du monde économique. »

Depuis trois ou quatre ans, nous avons cherché à diversifier nos ressources dans le secteur privé. C’était aussi provoqué par une envie de nous ouvrir à d’autres secteurs d’activités. Je trouve que le côté artistique a souvent une certaine arrogance vis-à-vis du monde économique. Il n’est pas vrai que le secteur artistique est créatif tandis que le secteur économique ne l’est pas : un banquier peut être plus créatif qu’un artiste, et un artiste plus conservateur qu’un autre. Ce sont des postures qu’il me semble intéressant de changer. Ce sont des questions essentielles. Je suis également dans le conseil d’administration de Transeuropa, qui travaille sur la question du modèle économique : nous avons repensé le canevas habituel d’un modèle d’entreprise, en mettant à la place du profit, les valeurs.

Il ne s’agit pas d’une diversification des marchés, mais des parties prenantes, que nous avons mises de côté dans les projets culturels. Quelles sont-elles ? Quels sont leurs besoins ? En quoi notre projet y répond-il ? Si nous ne nous posons pas ces questions, nous finissons par être déconnectés du monde réel, du besoin des publics, et par créer une suroffre qui ne prend pas en compte la demande.

Urgence d’une co-construction des politiques culturelles

Nous avons l’équivalent de trois équivalents de temps-plein pour le bénévolat. Par ailleurs, nous essayons de plus en plus de forme d’économie collaborative. Par exemple, dans le cadre de la pépinière, nous apportons les salaires aux artistes et nous travaillons avec les habitants pour que les artistes puissent être hébergés chez eux. Ce n’est pas seulement intéressant pour le modèle économique, mais aussi pour l’appropriation. Enfin, nous allons nous mettre au crowdfunding, pour aider une troupe d’artistes marocains.

« Sans les emplois aidés, nous n’aurions jamais pu accompagner vers la professionnalisation des jeunes de notre territoire. »

Il y a un changement important que nous devons opérer. Nous sommes face à une situation urgente : ce que nous vivons aujourd’hui peut s’arrêter demain ! Au sein du modèle économique, la question du dialogue doit être renforcée, avec l’État, les collectivités et les entreprises. L’erreur – qui est une erreur a posteriori – est que nous sommes dans des systèmes très descendants. Je crois que les politiques culturelles doivent aujourd’hui se co-définir, car l’expertise est aussi dans les territoires, et pas uniquement au ministère ou au sein des collectivités territoriales : co-construire ce que nous devons faire aujourd’hui, repenser en quoi sont utiles les emplois aidés… Nous, sans les emplois aidés, nous n’aurions jamais pu accompagner vers la professionnalisation des jeunes de notre territoire. C’est ce que j’ai dit à la ministre : nous aurions dû prendre des personnes plus qualifiées, alors que nous n’en avions pas les moyens.

Peut-être que l’ESS est cette chance pour nous de repenser les modèles, de s’inspirer d’autres secteurs, où il y a de l’innovation sociale et économique, et de l’amener dans la culture qui, ces dernières années, a été plutôt du côté des conservateurs.

 

Propos retranscrits par Élodie NORTO et Pierre GELIN-MONASTIER

Lire tous les volets de notre série :



ATELIER « ESS & CULTURE » AUX BIS DE NANTES
18 JANVIER 2018 À 16H

Dans le cadre des BIS de Nantes, le 18 janvier prochain, Profession Spectacle organisera un atelier sur le thème : « Une économie sociale du spectacle est-elle possible ? » Il réunira :

  • Philippe Kaminski, ancien président de l’ADDES et actuel représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte d’Ivoire (RIESS)
  • Bernard Latarjet, conseiller culturel, auteur d’un rapport sur ESS & Culture pour la Fondation Crédit Coopératif
  • Stéphanie Thomas, présidente de l’Ufisc

Atelier modéré par Pierre Gelin-Monastier, rédacteur en chef de Profession Spectacle.



Crédits des photographies : Pierre Gelin-Monastier



 

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